Pourquoi faut-il que brusquement au milieu de la nuit, les
programmes de télévision s'arrêtent, laissant chaque fois
Pierre seul et un peu désemparé ? Moment où la lumière
bleutée se concentre en un petit point intense, une pupille
narquoise au centre de l'écran qui s'éteint.
Ecrasé sur son siège, il se déplia lentement, alors que la
télévision redevenait un meuble encombrant expulsant tout ce
qu'il lui avait offert pour de trop courtes émissions : des
pensées en désordre qui retournaient une à une dans son corps
vidé.
Observation furtive de la pièce qui se réveille : les objets
s'étirent et reprennent leur forme idéale - anguleuse et
effilée - n'attendant qu'un faux pas, un instant d'inattention
pour lui sauter au visage. La chance fut que la chaleur de
l'appartement où Pierre se trouvait émoussât la haine
naturelle des objets utilitaires à son égard.
Thierry et Polly eux aussi s'étaient éveillés. Porky
Pie Hat est une très belle chanson même
hurlée par Polly, mais comment supporter les anglaises en cette
fin d'année 80 ? Terrorisées, excitées par cet amant
mystérieux qui les attend après le couvre-feu pour les caresser
à petits coups répétés de marteau et les aimer de tout son
tournevis. Le souvenir de Peter Kürten distordait la mélodie en
une longue déchirure barbelée. Raison suffisante pour
s'extraire au plus vite de l'étuve et abandonner Thierry,
effondré sur son verre, aux cris agressifs de Miss Polly.
Je crois me souvenir que la fuite de Pierre fut déclenchée par
l'association rapide de deux noms : Jack The Ripper et Genesis
P.Orridge. Qui mieux que ce P.Orridge - chanteur du groupe
Throbbing Gristle - pouvait prétendre être ce nouvel éventreur
?
Très rapidement, trois faits troublants : une fâcheuse
ressemblance physique avec Peter Lorre doublée d'une analogie
frappante entre "Doctor Death" du Ripper et le concept
de "Death Factory" développé par P.orridge. Enfin des
chansons comme Persuasion-like always I
persuade you ou United-you
and I united n'ont-elles pas été
sifflées lors de treize massacres successifs ! Evidemment
Throbbing Gristle est un groupe trop insignifiant pour
intéresser Scotland Yard. Pourtant... Cherchez le marchand de
ballons et demandez-lui qui a aussi bien chanté les amours
maladives, les relations serviles, diktat de chairs corrompues,
de viandes avariées et de méduses flasques.
L'holothurie est un animal marin, une espèce de gros ver gluant
aussi craintif que Pierre.
Pierre habitait temporairement au 153 Mathilda House, Thomas
Moore Street, quartier Est de Londres où précisément Throbbing
Gristle se plaît à organiser ses concerts clandestins dans les
entrepôts désaffectés qui longent Whapping High Street.
Resterait-il des affiches noires zébrées de rouges ? Au hasard
des usines délaissées, le sexe turgescent aurait-il laissé
quelques souillures, images désuètes et maculées de petites
filles dévêtues et faussement perverses : mensonges pour
occuper l'esprit, effacer les tâches qui réapparaissent sous
l'effet de l'alcool. Lorsque la plaie est enfin mise à nu,
nettoyée du sperme et du sang dont on la badigeonne pour la
faire taire, lorsque l'effet des analgésiques d'autodéfense
disparaît sous l'action des drogues... Alors il ne reste plus à
Pierre qu'à frapper tous ces êtres obèses et stupides avec
leur large blessure rouge sous le ventre, leurs bras qui
l'enserrent, le retenant dans sa condition d'animal.
Dehors l'air froid traversait ses vêtements, mais ces grosses
formes jaunes n'aiment que la chaleur et l'humidité, tout ce que
Pierre déteste !
Comment s'étonner de tous les plans échafaudés, pour écarter
les voiles qui lui masquent l'Aurore Boréale : l'éblouissement
glacé d'un réel accouplement d'insectes, étreintes dures et
rigides comme leurs deux carapaces de chitine protégées de cuir
souple et vert.
Un rituel impitoyable, danse cruelle d'appendices fébriles
s'enfonçant profondément et définitivement. Aussi comment
peut-on supporter les caresses d'épidermes en sueur et de
muqueuses baveuses ? Comment supporter l'imitation obscène du
roulis des vagues ? Ce mouvement régulier n'a jamais emmené
Pierre nulle part, apporté simplement une illusion passagère
suivie aussitôt d'un dégoût tenace : l'amertume de s'être
laissé posséder par ces ventres huileux qui se sont nourris de
tout ce qu'il a pu laisser entrevoir et échapper. Le rendant de
nouveau aussi craintif et idiot qu'une holothurie qui livre ses
organes en pâture à l'intrus plutôt que de se laisser
découvrir ou d'affronter sa propre réalité.
Comment devenir un bel insecte, funambule cuirassé jouant sans
cesse avec son centre de gravité, connaître l'instant précis
où la chute est possible, tenter de reculer cet instant,
enrouler de fines sangles autour de ses articulations pour
condamner les réflexes naissants, enfin se laisser aller aux
plus confuses sensations, mélange délicat d'angoisse, de
plaisir : la jouissance vertigineuse !
Whapping Highs se déroulait devant ses yeux : bâtiments de
briques rouillées, succession de fenêtres éteintes, de portes
entrouvertes où l'obscurité attire les ombres dans de longues
pièces inoccupées où fermente l'étrange limon écurant
déposé par la Tamise : maladies dont les noms laissent dans la
bouche la saveur d'un gros crachat verdâtre. Maladies sauvages
profitant de leur trop courte liberté avant d'être enfermées
dans l'horreur banalisée d'hôpitaux anonymes où derrière les
vitres propres de chambres désinfectées des hommes meurent
devant des femmes qui ne comprennent pas pourquoi elles doivent
sortir dans le couloir alors que l'on administre à ces hommes
qui ont partagé leurs habitudes et leur solitude la toute
dernière piqûre de morphine... Lorsque la gorge éclate, la vie
se retire très vite.
Malgré tout, Pierre sentait instinctivement que la maladie
pouvait être un rythme très supportable pour une vie
d'indécision et de médiocrité chronique, pour un corps qui ne
savait que tendre ses bras vers le haut. Effectivement, à vivre
uniquement avec des prénoms sans support, on reste aussi lâche
et peureux qu'un holothurie, boursouflure qui à l'abri de
pierres plates attend patiemment le renouveau de son anatomie
pour protéger une prochaine fuite à reculons.
Calmement Pierre se retourna et lentement se dirigea vers la
porte entrouverte. Il la claqua violemment en sortant.
Il venait enfin de comprendre ce que l'éventreur tentait
désespérément de lui prouver en vidant treize femmes de leur
contenu : un humanité d'holothuries !... Et pas de mutation en
vue !
Philippe Pascal
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Page créée par Pascal Bechoux, août 1999
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