Rock'n'Folk, n°195, avril 1983

Critique de l'album 83

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Virgin 201945 (Arabella)

Je suppose que vous avez déjà ressenti cette espèce de débordement physique qui cloue, ou qui liquéfie à une première écoute. Je me souviens encore de quelques K.O. techniques sur les Doors le Velvet, Bowie, les Modem Lovers, Joy Division, Suicide et deux ou trois autres gros gabarits. Jamais pourtant, de ma vie, il ne m'était arrivé d'être acculé aux larmes. Ça fait tout drôle. Ça m'a pris dans les bureaux de la maison de disques où l'on me fit écouter la mise à plat d'un des titres de cet album : « Jour Après Jour ». C'est d'abord la voix de Philippe Pascal qui m'a giflé. Comme des retrouvailles, comme une complicité inchangée après deux ans de silence, comme une intimité que le temps n'a pas altérée. Et avec quelle force, avec quelle assurance, quelle incroyable sûreté il revient, comme si en quinze secondes il fallait remettre les pendules à l'heure. Car depuis Marquis de Sade tout chez nous n'était que suivisme, aucun des ex-membres du groupe n'arrivant, loin s'en faut, à faire oublier la fascination que le Marquis magique exerçait, aucun autre groupe n'arrivant à le dépasser. Et lui, là, en deux coups de cuillère à pot nous signale qu'il est revenu, qu'il y a quand même plus fort à faire, qu'il a maintenant les mains totalement libres pour le faire.

« Ces maigres filles que tu entraînes
   Dans des hôtels en bord de mer
   Pour un naufrage en solitaire... »

J'ai pensé à Brel. La voix s’est faite profondeur, nonchalante, un peu erratique, « le rythme régulier des vagues ne t'a jamais emmené nulle part ». L'image était là, sur une guitare obsédante, le roulis d'une batterie et le ressac d'une basse. Philippe Pascal parle désormais du quotidien, a laissé tomber la morbidité abstraite et les hauteurs inaccessibles pour aller à l'essentiel – sous une apparente banalité du thème – ce qui rend le tout cent fois plus fort, cent fois plus efficace : pour nous terrasser, il fallait nous concerner. Là, en plus, il appuie le doigt bien dessus, enfonce le clou en dément et nous force la main ; obligé de se regarder en face, impossible de tricher.

Et puis, au deuxième couplet, tout s'écroula. Derrière la force, l'assurance, pointait la fragilité. Alors tout apparut comme un cri, un gigantesque cri d'amour, de détresse, d'espoir (parfois), un cri d'écorché, un cri dont l'urgence paraît ici dix fois plus vitale que sur n'importe quel morceau du Marquis, un cri d'autant plus troublant que le désarroi et la grande peur qui habitent Philippe Pascal n'ont rien de factice, d'esthétique, de prétexte. Une immense fragilité due à l'impudeur d'une déclaration d'amour, d'un appel d'amour, qu'une quête : où, bon Dieu, où donc se cache l'amour ?

Du doute à la panique pure.

Quinze jours plus tard, la cassette entière. Ça n'a plus du tout l'évidence émotive qui me fit craquer. Ça prend une ampleur insondable, et il me faut bien dix écoutes pour en faire le tour. Les sentiments ne sont qu'une parcelle du terrain exploré par Marc Seberg. Il y a, comme avec Marquis de Sade, la volonté de trouver une couleur différente, un ton et une forme radicalement nouveaux. Là où beaucoup d'Anglais cherchent dans un alliage rock-musique ethnique, Marc Seberg prolonge la démarche du Marquis en fouillant sa propre culture, en retrouvant ses racines, ce qui nous vaut une reprise magistrale du « Surabaya Johnny » de Brecht et Weill, mais aussi, et au même titre que John Cale, un défrichage du côté de Schönberg et Mahler, l'écriture dodécaphonique (« No Way »), et puis les expressionnistes toujours (« Jour Après Jour »), M. le Maudit (« Sans Mémoire ») et Munch (« The Shriek »), avec des tendances plus mélodiques (« Personalities »), voire même « psychédéliques » (« Strikes »).

Au total, je ne crois pas qu'on ait la même impression de nouveauté absolue que lorsqu'est sorti « Dantzig Twist ». Mais ne serait-ce pas dû à l’absence totale de frime, d'images dignes d’« Actuel » ? Un morceau comme « Tricks Of Mind » ouvre des perspectives que rien chez MdS ne laissait supposer. Cet album n'est pas un état de fait. Ou pas seulement. C'est aussi le premier jalon, magistral, dans la carrière d'un groupe qui dégage une force, une créativité, une importance et une élévation dont on ne connaît guère d'équivalent en France. En gros avec ce groupe, tout est possible. Le temps nous en apprendra plus. Mais ne croyez surtout pas les gens que ce disque aura dérangés (parce qu'il est émotionnellement dérangeant) et qui justifieront leur médiocrité sentimentale parce raccourci saisissant : « Que c'est triste ! » Résumer Marc Seberg à la tristesse, c'est dire que le vin n'est que de l'alcool. Vraiment cave. Il faut oser ce disque, Oser le trouble et l'émotion. Oser Marc Seberg. – CHRISTOPHE NICK.


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