Dis, Marc Seberg, c'est quoi le rock européen ?
LES EUROPEENS
J'étais arrivé en fin d'après-midi à Rennes. J'avais avec moi une bouteille de tequila. C'est quand même la moindre des choses, quand on se fait inviter pour quatre jours. Le manager avait, lui, une bouteille de vodka. Ça ne pouvait que faire plaisir. Une fois installés chez Philippe Pascal, nous découvrîmes deux bouteilles de bordeaux qui nous attendaient. Un peu plus tard quelqu'un apporta un pack de bière. Et le frère de Philippe arriva une heure après avec un litre de whisky (à trente-quatre francs). Nous fîmes une sorte de fête.
A quatre heures du matin, seul Philippe pouvait rester à peu près assis dans son fauteuil. Au détour d'un creux de monologue, je lui fis remarquer qu'il tripotait un quarante-cinq tours depuis plus d'une heure. Comme il ne reconnaissait pas la pochette, il se mit à la détailler, cherchant vainement l'origine de la chose. Quand il comprit enfin ce dont il s'agissait, PAF ! il cassa le disque en deux, leva les yeux vers moi, éclata de rire, détendit son bras comme un discobole et, de toutes les forces qui lui restaient, propulsa la chose contre le mur latéral où le projectile éclata en morceaux.
C'était son seul disque de Marquis de Sade...
EUROPÉENS
L'interview s'étala sur tout l'après-midi du surlendemain.
R & F - Si on commençait par s'expliquer sur le thème de
musique européenne ?
Philippe Pascal - En fait, c'est très simple : on est ce qu'on a
fait de nous. Cest-à-dire qu'on vit en France et qu'on a
reçu une éducation qui nous amène à faire la musique que l'on
fait. Ça ne peut évidemment pas être une musique anglaise ou
américaine. C'est une musique européenne.
Anzia - Sans quil y ait quoi que ce soit de provoquer,
d'ailleurs. Si on se laisse aller, si on ne fait que ce qu'on a
envie de faire, si à aucun moment on ne se dit « il faudrait
sonner comme », alors on ne peut faire que de la musique
européenne. Le rock, dans sa forme classique, cest
finalement de limportation. Ça ne correspond à rien de
vécu, au niveau des racines, pour un type comme moi qui est né
et a vécu dans son bled de France. Même si jécoute du
rock à certains moments.
A. Cest peut-être ça qui fait la médiocrité
globale du rock en France. La plupart des groupes essaient
dimiter les Anglo-Saxons. C'est vraiment lerreur à
ne pas commettre, ça ne peut en rester qu'à une approche, plus
ou moins bonne mais jamais crédible, parce qu'on est loin
davoir le système de valeurs qui fait la charpente de ce
rock-là. Enfin, quoi ! Punk à Paris !
R & F - Cette musique
européenne, c'est une forme dans laquelle vous vous insérez, ou
bien reste-t-elle à inventer ? Parce qu'il n'y a pas une liaison
évidente entre Schoenberg, Mahler, Weill et une guitare
électrique...
A. - Bon, évidemment, Marc Seberg en est à ses débuts... Mais
il y a un truc qui, objectivement, me semble exister. De
Television à Joy Division, je sens une filiation plus évidente
avec Schoenberg qu'avec les Stones. Et puis, tu sais, il
s'agirait de commencer à désacraliser la musique classique. Ce
n est pas aussi éloigné de nous que ça. Webern est typiquement
dans ce cas-là. Plus il a progressé, et plus sa musique est
devenue dense, compacte, ramenée et réunie en trois fois rien.
Et si on exposait certains thèmes de Mahler, comme ça, au
piano, on les prendrait pour des tubes. La différence, elle est
dans le langage. Parce que question contenu, c'est exactement le
même que celui de plein de groupes du moment.
R & F - C'est donc un
concept qui a une réalité bien ancrée ?
P.P. - En tout cas, ça doit se développer. On doit secouer les
vingt ans de colonisation culturelle qu'on a derrière nous. Pour
le moment, on avance dans le noir, on n'en est qu'au B-A BA.
R & F - Mais il y a un
truc à construire ?
P.P.- Surtout pas dans les mots. En disant : nous avons fait un
disque européen, nous avons simplement limpression d'avoir
touché à un nouveau domaine et lintuition quil est
possible d'avancer sur un terrain nouveau.
EXPRESSIONNISTES ?
R & F - A ce niveau, quelles différences y a-t-il entre Marc
Seberg et le Marquis ?
P.P. - Heu, hors interview, je crois que quelqu'un qui ne sait
pas que j'étais chanteur de Marquis de Sade et qui découvre
Marc aura du mal à faire une liaison. Mais bon... Disons que le
premier album était un peu outré. Ca avait un côté chansons
berlinoises mélodramatiques. Très outré, expressionniste. Et
puis raide, crispé. Alors que je pense que Marc Seberg est
beaucoup plus souple, dérisoire.
R & F - Cynique?
P.P. - Oui, cynique. Mais
j'ai vieilli.
R & F Désabusé
?
P.P. - Pas dans le mauvais sens. J'ai pris du recul sur ce que je
fait. Dans Marquis de Sade, on fonçait. Ça fait du bien de
s'arrêter deux ans... Mais ça me fait chier de parler de
Marquis de Sade. Comme de parler de musique européenne.
Cest tellement galvaudé, comme mot. Et d'un autre côté
tellement prétentieux... Quatre branleurs dans des costumes
électriques, voilà ce que nous sommes !
R & F - Le truc
bizarre, dans l'histoire Marquis de Sade, c'est que si l'image a
eu un impact incroyable, par contre la démarche n'a que très
peu été suivie. En tout cas, ça n'a pas déclenché de
mouvement...
P.P. - Problème de media.
R & F - Ça n'a pas
été compris ?
P.P. - Ah vraiment !
R & F « Nos
sens expirent, l'expression prime... »
P.P. - Qu'est-ce que ça a été mal compris, ce truc, ah lalala
! Les gens ont cru que « Conrad Veidt » était un manifeste
expressionniste. On avait bonne mine, un groupe des Années 80 se
réclamer des Années 30 ! C'était un peu satirique, « Conrad
Veidt ». J'ai horreur des dessins de Klimt. Je parlais justement
de tous les nuls qui cohabitaient avec l'expressionnisme. Conrad
Veidt, acteur expressionniste, dansait pendant ce temps-là.
C'est tout ce que ça veut dire. Nos sens expirent... Justement,
les expressionnistes ont toujours dit, et les surréalistes l'ont
repris : il faut voir ce quil y a derrière l'objet. Je me
foutais de ceux qui faisaient linverse, comme Klimt. Et il
y a bien eu des gens pour écrire que je me foutais du monde en
prétendant que Klimt était expressionniste et que je m'étais
trompé sur toute la ligne, lexpressionnisme c'était
linverse. Quelle débilité ! Ça ne veut strictement rien
dire, donc ça n'a aucun intérêt, donc on passe à autre chose.
R & F - N'empêche
qu'en parlant de l'Europe, tu fais référence, même
implicitement, à des mouvements artistiques précis. Je veux
dire, tu ne parles ni de Kerouac, ni du Pop Art, ni de
Burroughs...
P.P. - Précisons les choses une bonne fois pour toutes : Marc
Seberg n'est pas un groupe qui essaie de recréer un paradis
perdu. Comme on a voulu le faire croire de Marquis de Sade. On se
sert d'éléments du passé, de bouts de notre histoire parce que
c'est en nous. Munch ou Schiele ne sont que des points de départ
de certaines chansons. Réduire Marc Seberg à ces deux peintres,
ou à nimporte quelle école ou mouvement artistique, c'est
absurde. Jamais on ne s'est dit : ces morceaux doivent
sinsérer dans le courant artistique de ces peintres. C'est
seulement : il y a un tableau de Munch qui s'appelle « Le Cri »
et je n'ai jamais rien vu d'autre qui se rapprochait à ce point
d'un cri. J'en ai fait le thème d'une chanson. Qu'on n'aille pas
me dire que je replonge dans l'expressionnisme ! Ce n'est qu'un
point de départ. Tous, absolument tous les mots sont
accessoires.
R & F - Oh oh...
P.P. - Je rectifie : contrairement à une majorité de groupes
français, ici les textes servent d'accompagnement à la musique.
Mais, évidemment, je ne vais pas chanter des débilités... Cela
dit, quand je dis « Schieles embrace », c'est parce que
ça sonne mieux que « Gauguin's embrace ». La musique, par
contre, est fondamentale. Alors quoi ? Musique européenne ? Les
musiciens qui veulent cracher leurs tripes crachent une émotion.
Que ce soit Schoenberg, un bluesman du Mississipi, un joueur de
balafon ou du théâtre japonais, c'est toujours une émotion,
dans une forme qui varie suivant la culture dominante de
l'endroit où ça se fait. Bon. Moi je me sens plus proche de
l'émotion de Brel ou de Brecht que de celle de Chuck Berry. Nos
instruments sont ceux du rock parce que c'est tout ce dont nous
savons jouer. Mais ce nest pas une raison pour rester dans
le champ d'action des gens qui ont imposé ces instruments. Je me
sers, on se sert de guitares électriques pour retrouver des
émotions qui sont plus proches de nos racines. Ces émotions, je
les retrouve chez Brel, Brechl, Mahler, le Velvet, Can, Neu,
Simple Minds, Television, Kraftwerk, Tuxedomoon, même. Et pas
dans les Stones, les Beatles, les Who, Steely Dan, Grateful Dead
ou n'importe quoi. Il y a des gens qui tournent leur regard vers
la culture européenne, d'autres vers la culture américaine.
Chacun son truc. Mais pourquoi voudrait-on que jaille
plonger dans d'autres racines que les miennes ? Il n'y a même
pas à se poser la question. On baigne là-dedans, et puis c'est
tout. En plus, je crois sincèrement quil y a des
similitudes beaucoup plus frappantes entre la culture allemande
et la culture française qu'entre la culture française et
l'américaine, ou même l'anglaise.
R & F - Qu'est-ce qui
fait qu'un groupe anglais est européen ou pas ?
Pierre Comeau - Genesis est typiquement un groupe anglais. Il y a
un phrasé de la mélodie qui transpire lAngleterre
jusquici. Simple Minds est nettement plus européen, parce
que complètement détaché de cette pesanteur mélodique. Mais
c'est une question de démarche, à mon sens... Tuxedomoon,
groupe de San Francisco, me semble nettement plus européen que
Téléphone.
P.P. - Moi, je vois arriver à grands pas l'énorme déviation de
ce discours ! Combien de gens vont nous prendre pour des fachos
après avoir lu ça ? Tout le monde va y retrouver des relents de
Grande Allemagne, Charlemagne/Napoléon/Hitler. L'Occident
chrétien. Ça va repartir sur le discours suspect. Cest
ça, le problème : le discours rétrécit la musique. Je ne
crois plus en plein de choses depuis Marquis de Sade. Plus du
tout au rock expressionniste.
IMAGES
R & F - Tu y as cru ?
P.P. - Heu, un peu. Ça ne voulait rien dire. C'était des images
qui cachaient quelque chose de plus fondamental, et que j'ai
limpression de dire avec Marc Seberg. Je maniais très mal
les images.
R & F
Autocritique ?
P.P. - Evidemment.
R & F - Marquis de Sade
fut un échec ?
P.P. - Mais bien sûr ! D'ailleurs, que reste-t-il ? Une image.
Galvaudée. C'est ça qui est terrible, avec le rock. Ça marche
à coup dimages. Faciles. Accessibles à tous. Je ny
crois plus du tout. Quand tu me demandes d'expliquer ma musique
je dois employer des images, et du coup on ne retiendra qu'elles.
Après on fera tout pour intégrer la musique à ces images. La
musique n'aura plus la même portée, elle sera rétrécie. J'ai
totalement perdu ma naïveté.
R & F - Bon, ça fait
un bout de temps qu'on parle de Schoenberg. Qui se lance dans
lexplication ?
P.P. - D'accord, on va en parler. Juste un détail avant : je
crois que beaucoup de gens risquent de prendre ce qu'on va dire
comme un truc cultureux, intello et toute la gerbe. Tiens, je
m'en fous, après tout. On en parle parce que tu nous demandes
d'en parler. Parler de musique classique, comme de musique
européenne, ça la fout mal. Je ny peux rien si des
branleurs en ont avant nous pour justifier la musique la plus
chiante au monde. Moi, je vois la musique comme une lettre qu'on
envoie à des gens. Pour prouver qu'on est en vie. Et leur donner
du plaisir. C'est fait sans prétention. Des bouteilles qu'on
jette à la mer, des plantes qui poussent et si des gens
ont envie de les cueillir, alors tant mieux. Je crois beaucoup au
spectacle. A l'entertainment. Au plaisir. Je ne ferais rien pour
plaire si ça doit aller à l'encontre de ce que jai envie
de faire. Je crois en ma musique... Je... Je CREEEVE d'envie que
ça plaise aux gens. Tu comprends ? C'est tout. Vas- y, Anzia.
A. - Je te résume vite fait. Schoenberg est un compositeur du
XXe siècle qui a inventé une forme d'écriture qui fout en
l'air deux ou trois mille ans dhistoire. Tout simplement.
Depuis les Grecs, et surtout depuis Bach, on écrivait la musique
avec des intervalle privilégiés desquels il était impossible
de sortir. Quand on jouait en do, il était interdit de faire un
fa dièse. Ça ne va pas dans la quinte. On disait que c'était
« inégal ». Schoenberg dit : on vire tout ça, chaque note est
égale aux autres, elles ont toutes la même valeur. La musique
se base sur douze notes, sans intervalles privilégiés. Au
début, tout le monde trouvait ça atroce. Mais quand l'oreille
est formée à quelque chose pendant deux mille ans, tu ne peux
pas du jour au lendemain le gommer.
R & F « Tricks
Of Mind » et « No Way » partent de ce principe ?
A. - Au niveau des harmonies, « Tricks Of Mind » est un truc
spécial. Cest un accord de mi majeur avec une quarte
augmentée. Normalement, il devrait y avoir mi-sol dièse-si,
mais en plus il y a un si bémol. Alors, bon, ce n'est pas
purement atonal parce que c'est tout le temps en arpège, mais
lintervalle augmenté, en fait le triton, était absolument
interdit au Moyen-Age. On appelait ça lintervalle du
diable.
R & F - On n'a vraiment
pas l'impression, à l'écoute, d'entendre quelque chose de
dissonant, pourtant...
A. - D'abord parce que c'est répétitif. Un truc qui gêne
beaucoup de gens dans la musique atonale, c'est quil
ny a pas de thème, donc on ne peut pas s'accrocher à
quelque chose. Et puis, bon, les oreilles commencent à se faire
aux choses bizarres, celle-là est devenue moins agressive que
beaucoup d'autres. Pour moi, c'est le meilleur morceau du disque.
Quand Philippe commence à chanter, quelle libération, quel
élan, pfff, c'est vraiment grand !
NO JOY
R & F - Et « No Way » ?
P.P. - Oh ça, ça part d'un gag, en samusant au studio
avec le clavier. Au départ il ny avait pas de chant sur ce
morceau, ça ne devait être qu'une intro. Je ne sais pas
pourquoi, je me suis mis à déconner sur une tranche de piano
que faisait le clavier, ça m'amusait d'essayer ce truc qui me
fascine. A ce moment Steve arrive, hurle, ouais, super, on le
fait tout de suite. Et voilà comment un gag sur un truc
dodécaphonique peut devenir un argument pour nous traiter de
cultureux.
R & F - En dehors de
ces deux morceaux, je suppose que vous vous doutez bien qu'on
dira que vous revisitez Joy Division...
P.P. - Je ne vois pas le rapport avec Joy Division, et ça me
fait chier d'en parler. Joy Division était un groupe sombre.
Marc Seberg est un groupe du clair-obscur. Du crépuscule. Entre
chien et loup. Point.
R & F - ...
P.P.- Je ne me prends pas au sérieux. A partir du moment où je
suis incapable de faire ce qu'a fait Ian Curtis, je n'ai rien à
voir avec eux. Tu comprends, il y croyait tellement qu'il en est
mort... Je t'ai parlé de ce truc d'Artaud ? « Jai pour me
guérir du jugement des autres la distance qui me sépare de moi.
» Voilà pourquoi on n'a rien à voir avec Joy Division. Mais si
tu veux citer, tu supprimes Artaud et tu mets, heu, Momo, ah ah
ah... Non, sans blague, tu sais comment jai connu Artaud ?
Un jour, dans « Libé », Bayon nous a descendus en disant,
entre autres, qu'on avait tout pompé sur Artaud. Ça m'a fait
tout drôle, alors j'ai été acheter un livre d'Artaud pour
savoir qui c'était. Et c'est pas mal, hein... Mais c'est comme
Joy Division. Quand Manuvre a chroniqué Joy Division, il a
dit : c'est le Marquis de Sade anglais. Quand il a chroniqué le
deuxième Marquis de Sade, il a dit que c'était Joy Division. Va
comprendre.
COMA
Je m'interroge. Cette interview ne donne qu'un aperçu
extrêmement limité du disque de Marc Seberg. Par certains
côtés, elle en est même lantithèse. Tant d'assurance...
Alors que le centre de l'histoire, c'est le doute. Le doute est
un cancer qui ronge Philippe depuis qu'il chante. Des nuits
entières suivies par des journées qui se terminent en d'autres
nuits à tenter d'échapper à cette bestiole qui le grignote,
qui le mine consciencieusement et qui le pousse à chaque fois au
bord du gouffre. Et vous pourrez passer toutes ces nuits suivies
de ces journées qui se termineront par d'autres nuits à
l'écouter, à le suivre, à tenter de le faire émerger, ce sera
peine perdue, car dans ces cas-là Philippe est PERSUADE qu'il ne
vaut rien. Qu'il est un piètre chanteur. Que ses textes ne sont
pas à la hauteur. Que sur scène il est ridicule. Que de toute
façon il est moche. Que tous les morceaux de Marquis de Sade
sont de la merde. Qu'en tout cas, même s'il y a plus nul que
lui, il y en a de dix fois meilleurs. Alors à quoi ça sert de
lutter ?
Quand vous avez compris qu'il ne s'agit pas d'un caprice de star qui cherche à vous faire dire tout le bien que vous pensez d'elle, vous pouvez enfin situer cette douleur sournoise qui habite le moindre sillon du disque de Marc Seberg. Vous comprenez que lesthétique, la recherche et les références ne sont que des justifications a posteriori plutôt pudiques qu'autre chose. Non pas qu'elles soient bidon. Juste un peu dérisoires face au personnage.
Alors, à la fin, tout à la fin, vous vous apercevez que, si chanter et écrire est pour lui un enfer au quotidien, ne pas chanter et ne pas écrire est dix fois pire que tout, parce qu'il y a ces voyages insensés au fin fond des mots, au plus profond de l'expression, en plein cur de ses affres, de ses amours, de ses regrets et de tous les fantômes qui restent calfeutrés dans un coin de sa tête et avec lesquels il passe ses moments les plus intenses. Quand on a goûté une fois à cette intensité-là, on devient junkie de l'écriture et du chant.
Alors il passe
son temps à ne pas supporter d'écrire, a ne pas supporter de ne
pas écrire. Il écrit et se hait d'écrire ce qui est écrit, du
coup pendant des semaines il va reculer l'échéance
jusquau moment où en studio c'est à lui de chanter, et il
n'a que des bouts de phrases à chanter qu'il déteste, la seule
solution c'est de mourir sur place, de se trancher les veines
pour en finir avec lui-même, et là sa déchéance morale
devient physique, sordide, folle, inhumaine, se détruire pour
sécrouler, plonger dans les états les plus comateux pour
se fuir, et rien à faire, le lendemain on se retrouve en boule
contre un coin de son lit à se faire face, et en bas le micro
qui attend sa dose, comment faire pour se supporter, pour oser
avoir la prétention de mettre sa voix sur les splendeurs
qu'Anzia a faites ? Replongeon, re-enfer, re-coma, re-fuite,
jusqu'à ce que, ding, tout soit fini, tout soit en boîte, tout
ait été chanté, dit, travaillé et poli. Et alors là, là,
Philippe redevient le rigolard, l'adolescent, le pépère, le
frangin, le déconneur, l'ami qui vous écoute.
Jusqu'au premier concert qui suivra l'album. Où tout
recommencera. - CHRISTOPHE NICK.
Copyright : Rock'n'Folk, 1983