Marquis breton
Les sons sarrachent de lombre et progressivement, dans la tourmente de quelques secondes, il se forme une fissure dans lair. Une certaine idée de la musique sest perdue, que semble réinstaurer Marquis de Sade : une musique pleine de ferveur mais pourtant à fleur de peau, violente, mais pure.
« Todesangst und
Todesbraverei arfüllt die Stadt
So gehe an einem Kreuzweg und rufe ihn
dreimal. »
« La peut de la mort
remplit la ville
Alors, va à un carrefour et
appelle-la trois fois. »
Lorsque Frank Darcel cite Murneau, il y a quelque chose dans son attitude qui semble obéir à une nécessité cruelle et simpose secrètement comme une morsure. Incisif sur le devant de la scène mais sans fausse théâtralité, il vous balance ces mots froidement au début de « Conrad Veidt », avec autant de détermination que de pudeur. Mais sans vouloir épargner personne. Et surtout pas les jeunes idéalistes de la modernité, ces Nouveaux Inactifs. Aucun effet grossier, mais sans même comprendre lallemand on se rend bien compte que le guitariste de Marquis de Sade na pas envie de faire rire à ce moment-là. Les autres sont là comme de grands insectes jaunis dans les lumières, avec des costumes gris ou noirs un peu géométriques. Des costumes plus exactement transparents : cest-à-dire qui laissent voir les entrailles. Et dans la voix de Darcel il y a quelque chose dun peu alarmant et je ne peux mempêcher de penser que, pour une fois en France, un groupe de rock, sans être sinistre, propose une REFLEXION. Sans aucun signe dintellectualisme morbide. Et sinscrit dans la lignée de ceux qui posent des questions sans avoir la prétention dy répondre au lieu de sommeiller sur des certitudes. Comme sil était grand temps de tout défigurer, de se défigurer, de foutre un magistral coup de poing dans la gueule du BONHEUR, vous voyez ? Comme si le rock se faisait témoin et complice du chaos. Ne tournez pas la tête : cest à vous quil sadresse, ce Marquis, vous ny échapperez pas. Alors courez à ce carrefour, et vite, vous qui navez rien trouvé de plus moderne que dinstituer de nouvelles habitudes ! Ah, vraiment très chic ! Seulement, attention, Marquis de Sade peut vous mener où vous nauriez jamais consenti à aller. Tout ne sera pas facile. Rue des Rires Engloutis, il vous faudra brûler tous les feux rouges. Mais puisque cest le rock qui veut ça
Bon, daccord, la vie est comme ça, qui apporte déjà suffisamment de désillusions pour ne pas vouloir la rendre plus pénible encore en jouant les héros. Mais si Marquis de Sade existe, il faut bien que ce soit pour faire scandale. Ce nom, cest quand même pas pour le plaisir du symbole ! Oui, mais le scandale nest pas un spectacle et il ne faut surtout pas vous imaginer que vous allez regarder tout ça confortablement, comme si vous étiez devant la TV. Le scandale, Marquis de Sade ne va pas vous loffrir sur un accord de guitare. Trop facile. Et puis, le voyeurisme, de nos jours, demande bien que lon prenne quelques risques. Mais il ne sagit pas non plus de se branler, même si la foule est avide de mystères artistiquement dévoilés. Ce quil faut, cest déglutir la vie. Cest trouver la jouissance absolue dun scandale intérieur que chacun doit se créer dans son petit être et vivre intensément, ou bien partager. Et Marquis de Sade est là uniquement pour nous inciter à faire ça, et cest tout. Sans oublier la musique. Car tant que la vie ne nous donnera rien, il faudra bien lui arracher quelques lambeaux que nous aurons par la suite à transfigurer, et donc à recréer. Afin davoir, face à la vie même, une autre gueule qui ne sera pas le reflet de notre emprisonnement. On le sait, maintenant, que la musique peut vouloir dire : sabotage.
Voilà comment il va falloir prendre Marquis de Sade, et voilà pourquoi le premier album du groupe nous déçoit. Dix fois en-dessous de ce quil aurait pu être. Tout le monde saccorde à dire que « Dantzig Twist » souffre dune mauvaise production. Cest vrai. Jajouterai que la musique manque trop souvent daudace, que tout semble figé et que lamour que je porte à priori au groupe me donne le droit dêtre exigeant. Alors, tout simplement, au lieu de continuer à gémir sur des regrets, je décide daller voir Marquis de Sade en tournée. Sur la carte, je cherche quatre concerts où je pourrai enfin subir sa volonté, et jopte pour : Angers, Blois, Redon, Caen. Quatre villes froides, ternes et asexuées.
FLEUR DE PEAU
Angers. 29 février 1980. MdS arrive de Paris. Trois jours de
repos, trois jours d'ennui dans une capitale hostile et
frigorifiée : télévisions, radios (dont l'entrevue Philippe
Pascal José Artur, tendue et pleine de sous-entendus),
formalités new wave et autres contraintes disciplinaires. Je
rejoins le groupe vers dix-huit heures, l'heure fatidique des
présentations, l'heure idéale de la délectation : boire un
grand verre coloré avec Philippe Pascal, chanteur d'un groupe
dont je n'avais pas aimé le premier disque. J'essaie de
considérer Philippe comme si je ne connaissais rien de lui.
(Comme si j'étais resté complètement imperméable à ce
phénomène qui entoure le groupe depuis plusieurs mois.) Bien
sûr, je sais qu'il vient de balancer son déguisement
d'instituteur dans le caniveau public des fausses illusions. Je
sais deux ou trois petites choses sur lui, anecdotes sans grande
importance dont il cherche à se dégager. Je sais aussi qu'il a
les ongles rongés. Et là, je suis inquiet, j'ai peur d'être
humilié. Mais je maperçois vite que mon appréhension n'a
aucune raison d'être. Une fois de plus, c'est moi qui gagne :
mes ongles sont beaucoup plus courts, et beaucoup plus laids, et
beaucoup plus meurtris. Je dois remettre de lordre dans mes
idées. Ça consiste d'abord à terminer mon verre, ensuite à me
persuader que ce soir il y a un concert de rock et qu'il sera
bon. Le lieu : une ancienne salle de sport d'un collège
religieux pour jeunes filles. Pas vraiment l'endroit idéal pour
écouter du rock. Mais finalement, c'est aussi bien : quoi de
plus chiant qu'un concert provincial dans une salle de concert
provinciale ? Imaginez le plaisir de voir un groupe dans les
endroits les plus biscornus. Imaginez Public Image Ltd dans un
cimetière en Espagne, ou les B52's dans une piscine à Dijon.
Frédéric Renaud, le deuxième (ce qui ne veut pas dire le moins
bon) guitariste de Marquis de Sade, rêve d'aller jouer dans une
prison. Très bien, très social, okay, mais ça devient banal.
Je,lui propose un asile d'aliénés. C'est un bon conseil :
il faudra aussi un jour penser à jouer pour les fous, et MdS
possède toutes les facultés pour faire un désastre chez eux.
Et pourquoi pas un concert dans cet asile de Rodez auquel je
pense inévitablement au fond de moi, cet asile d'où Artaud
envoyait ses lettres au monde entier : « Et s'il est encore
quelque chose d'infernal et de véritablement maudit dans ce
temps, c'est de s'attarder artistiquement sur des formes, au lieu
d'être comme des suppliciés que l'on brûle et qui font des
signes sur leurs bûchers. » Je sais, ça suffit amplement
toutes ces références autour de Marquis de Sade, mais cette
phrase du Mômo correspond tellement bien à ce que peut
suggérer Philippe Pascal sur une scène. Philippe Pascal : «
Artaud, j'aime sa voix, un jour je CHANTERAI comme lui. » Et
sil y a un endroit où Philippe aimerait chanter comme ça,
c'est bien à Hambourg, dans les bars. Jouer pour les putes.
Toutes les grandes villes d'Europe ont des drapeaux qu'il faudra
bien, un jour ou l'autre, que Marquis de Sade écorche des yeux.
Prague, Berlin, Dantzig, la ville du déchirement, la ville du
«Tambour». Mais aujourd'hui MdS est à Angers, et le temps
semble décapité. Six garçons désinvoltes sur une scène
pavée d'écume.
La façon dont Marquis de Sade commence le concert me donne une impression bizarre d'inhumanité. Pire, ce qui se passe est contre nature. Ça tombe bien. Ce que je veux dire, c'est que vous vous rendez compte au troisième morceau qu'il se passe quelque chose en vous, et malgré vous. Mais il est trop tard pour réagir, vous êtes déjà possédé et vos neurones sont désaxés. La vérité est que la musique semble baigner dans un bouillonnement sec. Deux nouveaux : « Said » et « Dantzig », tout bouge, encore quelques instants et la question ne se posera plus de savoir par quel moyen magique le Marquis ravive les nerfs et les sens.
Les sons s'arrachent de l'ombre et progressivement, dans la tourmente de quelques secondes, il se forme une fissure dans l'air. Une certaine idée de la musique s'est perdue que semble réinstaurer MdS : une musique pleine de ferveur mais pourtant à fleur de peau, violente mais pure. La violence on connaît, mais la ferveur, cette sorte de tempête virtuelle de l'âme, ça n'est pas si courant, tout en restant profane. En tout cas, la musique est terriblement serrée. Imaginez : serrée comme la trame d'un tissu. Un tissu perméable au sang. Et les accords de guitare qui se croisent en faisant des étincelles: deux lames de couteau que l'on affûte l'une contre l'autre. Je pense à ce que faisaient les guitaristes de Beefheart sur « Lick My Decals Off, Baby», mais Darcel et Renaud ne vont pas tarder à inventer une nouvelle façon d'aborder la guitare. Encore un peu de travail, beaucoup dimagination et le tour est joué. Il faut voir Darcel, planté sur ses jambes écartées, renouant avec toute une symbolique du geste, déclencher des accords verticaux. Et Renaud qui brode en harmoniques, complètement intériorisé, les yeux au-delà de l'horizon. Derrière, Thierry Alexandre, bassiste, est plus sage qu'une image, peut-être trop sage, mais il joue en mélodie tous les reflets de la musique. Un bourdonnement qui creuse et qui ne se mesure pas. Les morceaux défilent comme un train au passage à niveau : bondé de trouvailles en partance vers un espace rock vertigineux. Les anciens, « Skin Disease », « Who Said Why ». « Boys Boys », « Smiles », « Walls », dix étages au-dessus des versions du disque, et les nouveaux, « Iwo Jima », « Eko », « Prague », « Said », « Dantzig », plus beaux encore.
Chez Eric Morgen, batteur, tout semble réglé comme une espèce de mécanisme rituel. Pas un roulement qui ne corresponde à une idée précise, efficacité avant tout. Et puis il y a le saxophone de Daniel Pabuf, désormais membre du groupe à part entière. Déconcertant et injurieux. De l'or. La suprême audace de Marquis de Sade est bien d'avoir mêlé aux modulations infiniment variées des guitares les stridences d'un instrument magnifique dont chaque respiration entaille les vertèbres cervicales. C'est beau et ça me tue. Aussi simple que ça. Ce qui est plus compliqué, c'est de comprendre les réactions d'un public très hétéroclite, réactions souvent ambiguës, proches d'un certain malaise et qui rappellent un peu celles que provoquait Magma avant que Vander ne s'efface. Cette tension est l'apanage des meilleurs, ceux qui imposent une identité forte sans accepter les compromis. En tout cas, une telle détermination laisse à penser que Marquis de Sade a définitivement trouvé le langage qui lui manquait sur « Dantzig Twist ». Et l'arrivée de Frédéric Renaud y est certainement pour beaucoup.
Et difficile d'oublier les cris. Philippe Pascal, qui réinvente à chaque instant une gestuelle dramatique toujours parfaitement en accord avec ses mots. Philippe Pascal, qui titube au milieu de ses exhortations. Philippe Pascal, tendre jeune homme humble et sensible, chanteur rempli d'orgueil à la recherche de sa démesure. Il y a quelque chose qui fait que pas un instant vous ne pouvez douter de lui. Quelque chose qui extirpe tous les faux semblants du jeu artificiel des simulateurs. Ici, aucune imitation grotesque de la réalité, et quand dans « Smiles » il se force à sourire, avec ses deux mains pointées à la commissure des lèvres, on SAIT qu'il se force à sourire. Provocation sublime, sans aucun artifice. Il ne reste que des signes qui frappent intuitivement. On a plutôt la sensation immense de participer au cérémonial d'un exorcisme sauvage, et je suis là devant ce bohémien électrique à ne plus savoir faire la différence entre une plainte, une prière, un ordre, un requiem, une profession de foi ou une chanson rock. Je suis là comme un vieux râpeux à me poser des questions invraisemblables. A me demander si l'amour est plus cruel que la guerre. A regarder si la marée monte ou descend. A chercher à comprendre si Philippe Pascal n'est pas en train de jouer (de vivre) sur une scène tout le drame que vit (que joue) toute l'humanité depuis toujours. Et à ce moment-là, on n'a vraiment plus besoin de savoir s'ils aiment leur maman ou pas. Car dans la salle nous étions comme des fous en procession, armés des désirs les plus doux, et des désirs de cruauté. En toute innocence nous avions choisi de déboussoler notre regard, et tant que Marquis de Sade était sur scène à nous griffer et à grignoter notre pauvre carapace, notre transpiration se colorait et le vacarme enfin devenait scandale.
Au rappel, ils jouent « White Light, White Heat ». Et qu'est-ce que ça veut dire, ces six mecs de Rennes qui reprennent un morceau mythique d'un groupe new-yorkais non moins mythique ? Ça veut dire, si l'on ne se laisse pas aller à n'y voir qu'un symbole, que dix ans après le Velvet Underground le fleuve du rock charrie encore les mêmes aspirations, les mêmes révoltes et les mêmes désirs, et que sa source n'a pas changé. Voilà aussi ce qu'exprime Marquis de Sade : le mépris d'une certaine normalité. Mais ce n'est pas la haine aujourd'hui, quand on la croise dans la rue, on lui donne mille coups de poignards entre les seins. Kids, venez embrasser la larme ! Kids, courez donner l'alarme !
REVES SECRETS
Samedi 1er mars. Dans la voiture qui nous emmène à Blois et que
conduit Thierry Alexandre en somnolant, je ne fais rien d'autre
que de contempler la nuque de Frank Darcel qui reste muet. Il lit
« Les Grands Dossiers de l'Histoire Contemporaine », et je
suppose que ça n'a rien à voir avec le rock. A Blois, nous
faisons une demi-fois le tour du château, qui est zéro. En
revanche, nous admirons l'usine de chocolat. Ce soir il y a Bryan
Ferry qui parade dans un feuilleton sur l'A2, mais à Blois il
semble normal que les télévisions aient soit l'image, soit le
son, mais jamais les deux. Pas de Bryan Ferry
A vingt et une heures, la salle qui semblait dans l'après-midi
plutôt destinée à un meeting politique commence à vibrer
dangereusement quand MdS apparaît. Public on ne peut plus normal
: les simili-punks en décomposition se mélangent aux rêveurs
de la Nouvelle Inaction Française. Plus les babas et les
sadiques, mille personnes environ. Le concert ? Interrompu par
trois pannes de courant, mais dans la salle on ne débande pas.
Nous rentrons à Rennes dans la nuit, et je me retrouve chez Frank. Etrange garçon que ce Frank Darcel. Son insouciance le situe résolument hors du temps. Il m'entraîne vers les autres heures du matin dans un endroit chic de Rennes boire un gin-tonic, et nous parlons de tout sauf de Marquis de Sade. Nous parlons, bien légèrement, de la mort, de la dépersonnalisation et de la faculté de tuer nos sentiments. Avec pour fond sonore « Gangsters », « Message In A Bottle », « Psycho Killer » et « Sur ma Mob ». Frank Darcel s'habille en gris, toujours en gris, il a les yeux bleus et c'est leur couleur naturelle. Son sourire moqueur ne le quitte jamais, excepté sur la scène. Chez lui il ne possède que deux disques qu'il passe sur un petit électrophone, gris lui aussi, en plastique : le disque de Jacno et un 45 t rapporté des Etats-Unis : The Feelies, « Fa Ce La » et « Raised Eyebrows » (Rough Trade), qu'il écoute dix fois par jour. Sur la pochette, ils ressemblent à des témoins de Jehovah un peu trop décontractés. A New York, Frank a rencontré Richard Hell, David Johansen et Richard Lloyd, « qui est un bon guitariste, mais qui est con comme un balai ». Darcel m'avoue sans honte préférer lire un livre de Nietzsche (il y en a plusieurs) plutôt qu'un livre d'Yves Adrien (il n'y en a qu'un). Enfin, après quelques gins et avant d'aller nous écrouler sur nos matelas, comme s'il voulait me faire profiter d'un fabuleux scoop, Frank me livre l'un de ses rêves secrets : pouvoir enregistrer le deuxième album de Marquis de Sade avec les churs de l'Armée Rouge.
Le lendemain (dimanche 2 mars), avant de partir en direction de Redon et au lieu d'aller à la messe, nous allons rendre visite à celui qui travaille depuis toujours dans l'ombre de Marquis de Sade et à qui Frank et Philippe semblent vouer une grande admiration : Pierre Fablet, ermite érudit qui consacre le plus clair de son temps à sa douce compagne, la Rank Xerox 9200, avec laquelle il enfante consciencieusement ses « Actualités du Monde Libre ». Avec le numéro 4 d'A.M.L. vous pouvez sélectionner votre plus bel amour : « Pour vous aider à retrouver la ligne, à retarder l'apparition des petites rides, fluide, vague de fraîcheur, votre ami A.M.L. présente la ligne fondamentale : Science et Beauté. A.M.L. la qualité de son éclat, la finesse de sa taille. A.M.L. une source d'énergie coupée en fines feuilles. A.M.L. les boîtiers les plus précieux faits pour abriter les images les plus rares. Laissez votre regard se fiancer à lui, vous pourrez ainsi sélectionner votre plus bel amour. Signez un pacte avec A.M.L. doux, si doux, trop doux ?... »
Le N° 5 des « Actualités du Monde Libre » dont Pierre Fablet nous montre les maquettes aura le privilège de naître avec le printemps.
Ce soir Marquis de Sade joue en pleine campagne sous un chapiteau de bal, à dix kilomètres de Redon. L'ambiance est plutôt du genre sexe humide prêt à l'emploi. « Ça sent la frite et la mauvaise bière », hurle plusieurs fois Philippe Pascal dans son micro, écho à fond. Et c'est vrai. « I'm fed up, l'm fed up, l'm fed up. » Et ce n'est sans doute pas faux. Mais pour mille raisons sans rapport avec la qualité discutable de la musique ce soir-là, le concert fut intense et bouleversant. Un fait divers, ou un événement ? Le surlendemain à Caen, ils étaient mille cinq cents dans la salle. Mais personne ne vit Philippe Pascal, juste après le dernier morceau, courir derrière la scène pour vomir. Si Philippe Pascal est pudique, il n'est pas tricheur.
STIGMATES ?
EUDES VELOUTE - Marquis de Sade, c'est un nom difficile à
porter. Il y a en lui quelque chose d'excessif, et peut-être
même tout un mythe à assumer ?
PHILIPPE PASCAL - Le nom du groupe existait depuis longtemps
déjà, bien avant mon arrivée. Bien sûr, il y avait toute une
volonté de choquer. Mais une fois que tu as répété trois fois
les mots Marquis de Sade, il n'y a plus beaucoup de rapport avec
le Divin Marquis. Et j'espère bien qu'un jour arrivera où les
gens penseront d'abord au groupe, et non à l'écrivain. Ce qui
est important, c'est larticulation et la sonorité des
mots. Marquis de Sade, c'est un nom parfait pour nous : un mot
très fort, des sons qui sortent de la gorge.
E.V. - N'est-ce pas en
même temps tout un état d'esprit ? Ce désir de provoquer, de
violer le public. Vous ne montez quand même pas sur scène pour
plaire ?
P.P. - J'aimerais pouvoir dire que c'est simplement pour passer
un bon moment. Tu comprends, je ne veux quand même pas les
ennuyer. Si on voulait vraiment ennuyer le public, on ne ferait
pas de morceau comme « White Light, White Heat ».
E.V. - Et toutes ces
références... Baader ?
P.P. - C'est une transposition, tout simplement. Dans « Walls »
je demande juste que lon ait une attitude plus terroriste
vis-à-vis de lart et de la vie. C'est sans rapport avec la
politique. Mais ça fait figure d'exemple. Une façon de vivre en
étant extrémiste et passionné...
E.V. - Ce nouveau morceau,
« Iwo Jima », la profession de foi d'un combattant japonais, je
crois ?
P.P. - Une jour je feuilletais un ouvrage sur lhistoire et
je suis tombé sur la photo dun combattant japonais à
l'entrée d'une espèce de galerie comme il y en avait partout.
Les batailles se passaient à coups de lance-flammes. Et le type
qui est là est carbonisé, et il SOURIT. Je me suis simplement
demandé : comment peut-on faire pour donner sa vie ? Pour en
arriver à s'oublier complètement et à travailler pour
quelqu'un d'autre ?
E.V. - N'est-ce pas ce que
tu fais sur scène chaque jour ?
P.P. Oui, peut-être. II y a des moment où je me dis que
ce serait bien si on pouvait uniquement pour l'action, sans
réfléchir, sans avoir à choisir, simplement pour avancer. Il
s'est passé des choses fantastiques à la fin de la guerre au
Japon, ces femmes enceintes qui se jetaient du haut des falaises
dans la mer, tous ces gens brûlés à Hiroshima et qui
pleuraient
II y a une réflexion, il y a des choses à dire
là-dessus. Je crois quil existe des gens qui ont besoin
d'avoir une bille d'acier dans la tête qui les téléguide.
E.V. - Fascination pour le
pouvoir ?
P.P. - C'est le phénomène qui mintéresse, mais je ne
peux pas adhérer à toutes ces idées. Ce sont juste des petites
réflexions dont je nai pas tiré de conclusions. Il y a en
ce moment dans Marquis de Sade une espèce de courbe, une
évolution terrible à tous les niveaux depuis le disque, mais je
ne sais pas où on va aller. Avec cette tournée, on n'a pas le
temps de s'arrêter, de réfléchir et de se voir marcher.
Marquis de Sade, depuis le début, essaie en tout cas de se
rendre plus fort, plus complet. Faire en sorte quil n'y ait
plus de faille possible dans la démarche. Mais tout se fait par
étapes. Le disque en était une et la tournée en est une autre,
et elle est très difficile. C'est une période terrible, car on
ne sait plus très bien où on en est, et tout en vivant les uns
sur les autres nous sommes un peu dispersés. Certaines fissures
apparaissent à lintérieur du groupe. Dans un mois nous
recommencerons les répétitions et tout sera plus sain, car le
groupe sera plus fonctionnel, plus viable. Certains d'entre nous
sont de plus en plus isolés, dautres de plus en plus
proches.
E.V. - Tu te mets très en
avant par rapport au groupe...
P-P- - Le rôle du chanteur est peut être le plus facile, c'est
vrai, mais en me plaçant un pas en avant je suis aussi le plus
vulnérable. Parfois, il me semble que Frank peut souffrir de se
sentir derrière moi mais je ne conçois pas de faire un groupe
sans Frank, j'ai besoin de lui autant quil a besoin de moi.
Bien sûr il y a toutes ces tensions, mais dans Marquis de Sade
il existe un jeu d'alliances. C'est un groupe très instable, et
je suis content de cette instabilité. MdS n'est pas un groupe
confortable pour les musiciens, mais je ne la création et le
fait de jouer de la musique dune autre façon, sans
tension, sans que chacun ait envie de s'affirmer et de lutter
pour agripper la musique.
E.V. - La production de «
Dantzig Twist » est quasi inexistante. Tu ne regrettes pas
d'avoir fait ce disque ?
P.P. - Le problème est qu'à ce moment-là nous avions fait le
tour de toutes les maisons de disques et que personne ne voulait
de nous. Ou alors on nous conseillait d'abord de nous habiller
avec des couleurs vives et de rire, sous prétexte que le rock
c'est la vie... Et puis il y a eu Thierry Haupais, et c'était
tellement inespéré, car c'était le dernier sursaut pour
Marquis de Sade. On faisait un album dans nimporte quelles
conditions, mais il fallait qu'on le fasse, autrement je ne crois
pas qu'on serait restés ensemble. Comme nous nétions en
fait pas du tout prêts, nous avons fait un disque « live » en
studio, mais sans la spontanéité de la scène. Ce disque me
désespère, mais sil n'existait pas nous ne serions pas
là non plus.
E.V. - Depuis « Dantzig
Twist », Anzia, le guitariste, est parti ?
P.P. - Là encore, il y a eu des problèmes à lintérieur
du groupe. La place du second guitariste est une place très
difficile. Après le départ dAnzia, Frank voulait un
organiste, mais jai présenté Frédéric Renaud au groupe
et nous avions continué comme avant, avec deux guitaristes. Pour
Frédéric aussi, c'était un peu le dernier sursaut : sans MdS,
il retournait sans doute faire du bal.
E.V. - Vous avez
l'étiquette New Wave. On vous a assimilés à tout un courant,
et vous êtes pourtant un peu dissidents.
P.P. .- New Wave veut dire nouveau, cest tout. Il n'y a pas
d'autre sens, alors... Non, je men fous, et pourtant je
crois qu'on est bien tout seuls. Ah non ! j'aimerais bien être
à côté de Père Ubu !
E.V. - Marquisde Sade,
éloge de la folie?
P.P. - Ça, c'est à toi de le dire. Pour nous, il ny a
rien de conscient.
E.V. - Tu as quand même
conscience de ce rapport très fort qui existe en toi entre la
sensualité et, peut-être, une certaine forme de spiritualité ?
P.P. - Ecoute ce que je vais te dire : quand Frédéric m'a
rencontré pour la première fois, il m'a tout de suite demandé
si j'avais de stigmates.
E.V. - Très drôle. Tu es
né où ?
P.P. - A Sidi Bel Abbes, en Algérie. J'y ai vécu jusqu'en 62.
E.V. Si on parlait
de John Lydon?
P.P. - Je ne l'aime pas du tout. Pure masturbation. Il s'amuse à
nous ennuyer, c'est tout. Et ce que j'aime encore moins, c'est ce
quon a fait de ce type-là.
E.V. - L'Expressionnisme
allemand ?
P.P. - J'aime bien, mais sans plus. Il faut en revenir à toute
cette histoire dExpressionnisme autour de Marquis de Sade.
Au départ il y avait cette étiquette « groupe français » que
je ne supportais pas. Que je refusais totalement, et il fallait
donc trouver quelque chose de plus jusqu'au-boutiste, et
saffirmer européen. Et de là est partie toute cette
histoire d'Expressionnisme. Il y a un an, quand nous avons fait
le concert du Rose Bonbon, se tenait à Beaubourg cette
exposition Paris-Berlin. Et le rapprochement s'est fait tout de
suite, peut-être plus par les journalistes que par Marquis de
Sade. Bien sûr, j'aime beaucoup Egon Schiele, mais il ne fait
pas vraiment partie de l'école Expressionniste. Jadore ce
type-là, et pour des tas de raisons que je nai pas à
expliquer. Mais lExpressionnisme, j'en ai rien à foutre,
c'est vieux, cest nostalgique et ça sent la poussière. Et
toute cette débauche de couleurs, finalement, me déplaît.
Jaime certains artistes comme Edvard Munch, Kokoschka, Otto
Dix... Klimt, cest uniquement décoratif, très joli,
magnifique coup de crayon, mais ça ne mintéresse pas du
tout.
E.V. - A propos... la
pochette du disque n'est vraiment une réussite.
P.P. - C'est Pierre Fablet qui devait la faire. Et finalement
Pathé peut imposer certaines choses, et c'est vrai que cette
pochette est une horreur. Nous voulions simplement un dessin, et
ils ont fait ça comme ils ont voulu. Quelle angoisse quand on a
vu pour la première fois, je ne raconte pas d'histoire, la
publicité pour lalbum dans « Rock & Folk ». Pour le
deuxième disque, qui sortira normalement en octobre, j'aimerais
une pochette très pure... des objets en verre, une photo gris
clair, un fond blanc
LA VIE A L'ENVERS
E.V. - Tout le monde sait maintenant que tu étais instituteur
même si cela te gène. Ce que lon ne sait pas, c'est si tu
vivais bien ton rôle. Te retrouver tous les jours devant ces
enfants
P.P. - Je ne supportais pas. Et en plus, javais des
responsabilités, et je ne pouvais pas faire autrement.
Parallèlement, il y avait ce groupe que nous étions en train de
monter à St Malo. On jouait du Stooges et du Velvet, et il
fallait dans la journée donner une autre image de moi-même.
J'ai vécu Dr Jekyll et Mr.Hyde comme ça pendant trois ans. Mais
tout me paraît si loin. J'oublie très vite. Mais il y a des
moments comme ça où tu as limpression de ne pas pouvoir
choisir, et toute ma vie a été comme ça : prendre la première
porte qui s'ouvre. Il est temps de m'offrir le luxe davoir
plusieurs possibilités, au moins lillusion de choisir.
E.V. - L'image Marquis de
Sade, auras-tu la possibilité d'en sortir ?
P.P. Limage MdS, c'est quelque chose de fluctuant.
Limage du premier disque est déjà loin, et dans six mois
tout sera encore différent. II y a deux mois, j'étais beaucoup
plus vieux qu'aujourd'hui. Je regrette que dans le groupe les
gens ne sinvestissent pas de la même façon. C'est
terrible. Je ne suis pas un fonctionnaire. Les concerts sont tous
différents, et c'est bien. Tu te rends compte, si cétait
toujours pareil ? Le truc complètement sécurisant, non merci.
Il y a tellement de choses qui changent : ton propre état
desprit au moment de monter sur scène, le décor dans
lequel tu te trouves, et puis le public... parce que, merde, le
public, on en tient compte. Même si l'on ne voulait pas en tenir
compte, il est là. Ça serait tellement bien si on était un
miroir ou quelque chose comme ça, mais ce n'est pas possible. On
est complètement perméables, et c'est le public qui décide de
tout, je crois. Ce que je voudrais, c'est avoir lattitude
de celui qui se pose, et en face il y a ceux qui réagissent ou
pas. Je vois ça comme ça dans l'absolu : on se plante là,
voilà, nous sommes Marquis de Sade, prenez-nous si vous voulez
ou rejetez-nous, mais de toute façon nous ne ferons rien pour
vous arranger la vie. En même temps, ce quil faut c'est
souvrir au maximum et tendre des perches.
E.V. - Ne trouves-tu pas
que les morceaux sont encore un peu rigides sur scène ?
P.P. Oui, j'aimerais quils soient plus élastiques.
Il faudrait prendre des risques, des libertés avec la musique,
faire en sorte qu'il ny ait plus que des structures
rythmiques sur lesquelles on puisse broder. J'aimerais tout un
canevas. Il n'y a que le saxophone qui puisse jouer différemment
d'un soir à lautre, mais pour linstant nous avons
besoin dune base solide avant de pouvoir nous aventurer. Je
chante en anglais, et c'est peut-être une histoire de pudeur, il
y a des choses que je ne pourrais pas dire en français, ou bien
que je ne suis pas encore prêt à dire. Un mot, pour moi, ça
part dans toutes les directions, ça veut dire des tas de choses.
Pour travailler avec les mots, il faudrait pouvoir les écraser,
ne plus retenir que les sons, les libérer de leur sens, les
broyer avec les dents. Ensuite, ce nest plus qu'un jeu de
grille. Travailler d'abord sur les rythmiques vocales, remplir la
grille avec les mots. Je n'ai pas une voix très mélodique. Je
joue avec la percussion vocale, c'est mon instrument. J'ai
essayé la guitare et j'ai fait un an de saxophone, mais je
n'arrive pas à me fixer sur quoi que ce soit.
E.V. - Marquis de Sade
envisage-t-il de sinstaller un jour à Paris ?
P.P. - Non, surtout pas. Nous sommes un groupe de Rennes, mais
ça pourrait être dailleurs. Le décor nimporte pas,
mais ce qui est bien c'est d'avoir un certain recul vis-à-vis de
la scène parisienne, show-biz, mode etc... Moi aussi, au début,
je croyais que nous étions un groupe spécifiquement rennais,
mais ce nest pas vrai : nous pourrions être de
nimporte où.
E.V. - Quelle est ta
relation avec le public ?
P.P. - D'un côté je suis là à me raconter, un peu
différemment selon les concerts, et puis en face il y a des gens
qui sont comme des espèces de méduses, alors soit tu les
touches et ils se rétractent, soit tu les touches et il ne se
passe rien, et ils sont là, et parfois ça les fait rire. Mais
sil y a deux ou trois personnes qui ont passé un bon
moment, on a gagné, et si ceux-là ont compris si tant
est qu'il y a quelque chose à comprendre c'est important.
Mais ce que je désire c'est de ne faire que des concerts
stratégiques dans des endroits importants et toucher des gens
très différents. Je voudrais avoir le même public que
Téléphone. Mais pour linstant, rien n'est prémédité.
Le Velvet Underground a eu une démarche chaotique et pas du tout
préméditée. Eux aussi ont dû subir leurs premiers disques ;
je suis sûr quils ne devaient pas les aimer, ces disques
enregistrés à toute vitesse, et pourtant cest ce que nous
aimons écouter maintenant, ce son complètement fruste, ce
mauvais enregistrement, cette approximation. Un produit
super-sophistiqué ne nous aurait jamais touchés aussi
profondément.
E.V. - Le sexe
?
P.P. - Ah ! Ah ! Ah !... Bon, il y aurait trop à en dire, ça m
implique trop, et sur le disque il y a déjà tellement de choses
où je mouvre totalement, ce n'est donc pas la peine
den parler. J'aimerais dire ceci : je ne veux plus de vie
stable. Terminé. J'ai fait les choses à lenvers. Je suis
en train de vivre mon adolescence maintenant. Formidable, à
nouveau seize ans ! ! ! Tu connais cette chanson sur «
Transformer », du Lou ? Eh bien, tu vois, pendant cette
tournée, j'ai eu trois « perfect days »... » - (Propos
recueillis par EUDES VELOUTE)
Copyright : Rock'n'Folk, 1980