Alain Wais a écrit un texte qui se retrouve sur un pressage
spécial de la réédition des albums de Marquis de Sade. La
voici :
"Une écriture. Là
était leur différence. Celle-là même qui, pour la première
fois en France, distinguait un groupe français d'un autre groupe
français. Marquis de Sade. L'écriture des mots et l'écriture
de la musique. Un rencontre qui dépassait le cadre de la
chanson. Un parti-pris esthétique, assorti d'une éthique.
Jusqu'en ces jours, le rock français, on voyait bien ce que
c'était: du français -plus ou moins bien rédigé- pour
adaptation au rythme binaire - plus ou moins bien digéré. Un
système D fabrication maison en forme de singerie anglo-saxonne
à usage d'un public francophone.
D'entrée, le propos de Marquis de Sade était ailleurs. Chantant
en anglais, ils ne se mêlaient pas de donner le change. En
s'inscrivant dans un courant d'obédience européenne, ils
nouaient des attaches à la France - culturelles et esthétiques
- bien plus éloquentes que celles subordonnées à
l'allégeance, en ces temps-là offerte, au modèle américain.
Ce que Marquis de Sade donnait à voir et à entendre était ce
que l'on découvrait au même moment chez d'autres - Cure, Simple
Minds, Joy Division. Sans décalage. Pour la première fois, un
groupe, en France, n'était pas à la traîne. Faisant peu de cas
de ce rock "mode de vie" dont on rebattait les oreilles
- au reste, Chuck Berry était moins sollicité qu'Erik Satie -
si "mode" il devait y avoir, c'était un "mode
d'emploi" culturel, donc conceptuel, à destination d'une
génération peu concernée par les parangons de la chose rock
telle qu'elle avait toujours été vécue à sa base - syndrome
de la culture adolescente, type Rolling Stones, abécédaire
appliqué du rock français. Quitte éventuellement à se
fabriquer les gueules à cet "emploi", seul sacrifice
à la "mode": on se souvient de Philippe Pascal et de
Franck Darcel se mordant l'intérieur des joues pour les creuser
devant l'objectif des photographes. Dérisoire. Mais pas vilain.
L'écriture, donc. Celle des textes qui tenaient sur le papier
sans la scansion des rythmes ni la sanction des notes. Ils
avaient leur musique propre. Chantaient déjà. Les mots de
Philippe Pascal n'étaient pas les seuls mots du rock - tout au
plus s'appliquaient-ils à en préciser les maux. La peinture, le
cinéma, la poésie, il regardait, il écoutait, il s'inspirait.
La Bretagne, le vent, l'écume, les lumières, les ports, il
regardait, il écoutait, il s'imprégnait.
Il y a dans ce qu'il écrivait, mais aussi dans la musique de
Franck Darcel, qui prenait le relais, une puissance (des
éléments) et une faiblesse (de l'homme). Philippe Pascal
dessinait les ombres et dépeignait les couleurs de son vague à
l'âme. C'était l'amour, ça pouvait être la mer, c'était
souvent amer. Mais quelle splendeur et de quelle voix ! Grave,
profonde, élancée. A cette voix, et à ces textes, il fallait
une musique au diapason : forte, aiguisée, sombre - quoique
lumineuse. Imposante.
Marquis de Sade - c'était nouveau en matière de rock en France-
imposait le respect et c'était là le principal défaut de ses
qualités. Le succès s'accommode mal du respect car le respect
ne se prête pas aux élans populaires. Il interdit
l'identification, entrave l'attachement, impose la distance. Une
distance qu'entretenaient volontiers Philippe Pascal et Franck
Darcel. On pouvait - images sculptées des "jeunes gens
modernes" tels qu'on se les représentait à l'époque - les
admirer, on ne pouvait pas les aimer spontanément. L'un brun,
l'autre blond, ils étaient beaux mais d'une beauté glaçante,
douloureuse, égoïste. Qui marque la solitude. Ténébreux et
"enfants terribles". Ils tenaient la scène à
merveille mais, poseurs pas mal et têtes de nud un peu,
n'engageaient pas à entrer dans leur jeu. Marquis de Sade
entretenait des rapports de domination avec son public. De ces
rapports, dont ils n'ont pas su se défaire, ils ont été, pieds
et poings liés, les victimes au finish, inaptes justement à
s'attacher le plus grand nombre. Pourtant mérité.
Reste ces deux albums, Dantzig Twist et Rue de Siam, des
saxophones qui grincent, des guitares qui cinglent, une voix qui
emporte, des chansons qui tranchent, quelques obscurs classiques.
Objects de culte typiques par vocation et pour évocation. Ils ne
témoignent de rien d'autre que de ce qu'ils ont été puisqu'ils
n'ont servi d'exemple ni n'ont été suivis de rien ni de
personne - sinon des excroissances de Marquis de Sade : Marc
Seberg et Octobre. Au mieux, ont-ils montré pour les années à
venir qu'il y avait moyen, en France, de chanter le rock
autrement qu'en "Rolling Stones" et permis, au passage,
qu'une scène se développe à Rennes.
Dantzig Twist et Rue de Siam gardent la beauté intacte, et
inviolable, des cas d'espèces disparues. Sublime fin de non
recevoir.
Alan Wais