J'ai débarqué à Rennes un samedi matin de janvier en compagnie
d'Hervé Bordier, "concert man" et manager de Marquis
de Sade. Je n'avais pas oublié les promesses des
"Transmusicales" mais il fallait que j'en sache plus,
que je vois ces groupes évoluer dans leur milieu. Je n'allais
pas être déçu ! On aurait pu croire qu'après les fièvres des
"Trans", la ville se laisserait aller à une léthargie
toute provinciale...il n'en est rien. A peine ai-je le temps de
poser mon sac en jean dans un coin du studio d'Hervé que nous
quittons la vieille maison de bois où il vit avec Frédéric, le
guitariste des Nus.
[...]
Prochaine étape, la MJC de
la Paillette où répètent Christian alias Rocky et son groupe,
Les Nus. La Paillette avec sa façade peinte en couleurs vives,
digne de la pop explosion, n'est pas une MJC comme les autres.
Grâce aux quelques nanas branchées qui la dirigent, elle
organise des concerts et s'ouvre aux groupes qui cherchent un
local pour pouvoir répéter. Rocky a quitté Marquis de Sade
voilà deux ans. Très influencé par le Velvet Underground et
les Stranglers (des "rebelles intelligents" comme il
dit), sa musique est à son image: nerveuse et décalée, en tous
cas bien supérieure à sa prestation des Transmusicales:
"Normal, sur scène, le tempo était dix fois trop rapide ;
le batteur s'est défoulé, nous on s'est laissé
entraîner". Philippe Pascal, le chanteur de Marquis de
Sade, et Guillaume, ex Modern Guy assistent à la répèt. Moi,
j'ai rendez-vous avec deux autres MdS sur la scène du théâtre
de la Parcheminerie : les cuivres, Philippe Herpin (dit Pinpin)
et Daniel Paboeuf qui forment le duo Anches Doo Too Cool (Anches
d'où tout coule). Leur premier LP solo "Nous d'eux"
(Celluloïd) compte quelques invités de marque comme Nicole, la
chanteuse des Sax Pustuls et, surtout, beaucoup d'humour. Tout
comme leur prestation de ce soir, sur la scène de
l'ultra-moderne petit théâtre de la Parcheminerie, Daniel et
Philippe jonglent avec leurs saxes et leur clarinette basse: ils
pratiquent l'échangisme des cuivres avec beaucoup de talent.
Leur musique se ballade entre le classique et le free jazz mais,
pendant tout le show, je n'ai pas le temps de m'ennuyer? Si le
son de Marquis de Sade doit énormément à la sensibilité de
nos deux cuivres, leur terrain d'activités ne se limite pas là.
Philippe accompagne aussi Etienne Daho Jr, Kan Digor (du jazz
ethnique) et les Sax Pustuls. Quant à Daniel, en plus de Kan
Digor, les Sax Pustuls et Les Nus, il sévit aussi dans James
Bond et Melainee Favennec. Daniel et Pinpin sont, comme beaucoup
de musicos rennais, peu avares de leur temps et de leur énergie,
chacun des groupes où ils jouent leur permet une expression
différente mais complémentaire.
Juste avant mon départ pour Rennes, j'ai découvert "Rue de
Siam", le nouveau trente de Marquis de Sade. Le disque est
assez impressionnant: la production de Steve Nye de l'Air Studio
est limpide et éclatante. MdS prouve avec "Rue de
Siam" que la notion de groupe français n'exclut pas la
recherche du son. Et il explose. C'est le même groupe que sur le
premier album que j'avais pourtant détesté. A l'époque Actuel
lançait avec MdS le trip "jeunes gens modernes".
Branchés sur un certain esthétisme dans les années trente en
Allemagne ; l'interview de Frank Darcel, le guitariste du groupe,
m'était restée coincée en travers de la gorge: à une époque
où l'on fait sauter les synagogues et où l'on réexpédie les
travailleurs immigrés "chez eux", un certain fascisme,
même au titre de provocation, me paraît tout à fait superflu,
pour ne pas dire inutile. J'en ai parlé à Frank. Il m'a
répondu qu'il n'avait jamais vraiment eu l'occasion de
s'expliquer à ce sujet mais qu'il y songeait depuis longtemps.
Voici mot pour mot, ce qu'a déclaré Frank Darcel: "Au
départ de cette nouvelle réputation, il y a eu 'envie
délibérée de se différencier des autres groupes. De refuser
tous les poncifs qui font des groupes de rock des subversifs en
carton-pâte. L'envie aussi de manier de nouvelles images, de se
trouver de nouvelles références qui collent mieux avec notre
musique. En cela, le plan Actuel nous parut, au départ,
intéressant et surtout drôle. Mais l'interview fut traitée
d'une telle manière par le zélé Patrick Zertib que j'étais
devenu l'apôtre d'une "modernité" agaçante,
prétentieuse et imprégnée d'idéaux totalitaires. C'est à ce
moment que nous avons compris que certaines images pouvaient
difficilement être vidées de leur sens. A la lumière
d'événements récents, il paraît donc nécessaire de faire une
mise au point qui nous a évités de cautionner, même
inconsciemment, des idéologies puantes dans lesquelles aucun des
membres ne se reconnaît. Marquis de Sade n'est définitivement
pas un groupe à sensibilité fascisante et surtout pas
raciste". L'autre pôle d'attraction du groupe (puisque
Frank compose la plupart des morceaux), c'est Philippe Pascal.
Je l'ai retrouvé, comme tous les "branchés" de Rennes
au Paradize. Une ancienne boîte de matelots transformée, voilà
trois ans, en antre du punk par Ronnie, le DJ fou. Au Paradize,
on écoute Alan Vega, Tuxedo Moon, Joy Division. Ce soir, au
Paradize, on s'y bouscule: des modernes et des after-punks, des
musicos et des groupies ; c'est la mêlée habituelle du samedi
soir. Philippe Pascal a réussi à caser son grand corps dans un
coin avec sa compagne. Il sourit. Heureux. Tandis qu'il danse sur
sa chanson "Rue de Siam", moi, j'écoute les paroles.
"Sais-tu qu'il existe plusieurs manières de mourir, tu peux
en dresser la liste (...) Pasde sang, pas de sang, il est rouge
et sale et l'on se sent mal". Philippe ne donne pas vraiment
l'impression de se sentir mal. C'est pourtant luiqui a écrit ces
lignes. Plus tard dans la soirée, en parlant des textes de
l'album, il me dira: "Comment vais-je faire maintenant pour
chanter cela ?".
Philippe est avant tout quelqu'un de vrai. Au fil des verres, le
temps s'égrène tandis que je respire à pleins poumons la
fumée trop dense des cigarettes. "Très profond, sous ma
peau, dans la viande, le réseau cancer émet son appel. Les
pattes crispées se redressent et se tendent pour creuser ma
chair (...) tu sais,Marc, nul endroit où le fuir, dans la
nuit". "Cancer and Drugs", l'une des compositions
en français de Philippe sur "Rue de Siam" est
matraquée par Ronnie.
Rennes est le fief de Marquis de Sade et, si l'on était tenté
de l'oublier, un bon paquet des meilleurs groupes de la ville
seraient là pour nous le rappeler : normal, ils sont tous plus
ou moins affiliés à des musiciens actuels ou passés du groupe.
Vers quatre heures trente, je rentre avec Pascal qui m'héberge
pour la nuit. Il vit face au canal St Martin. Dans l'appart, la
télé est restée allumée et diffuse du pop art en two tones.
"Berlin" tourne sur la platine Dual.
Philippe sert à boire de la vodka à l'herbe de bison et
commence à parler. Drôle de personnage, au magnétisme certain.
Il a 24 ans et s'exprime avec ses mains. Peut-être une habitude
qu'il a gardé du temps où il était instit. "Pas trop
longtemps parce que j'ai craqué". Philippe porte en lui la
paix et la violence, la passion et le mépris, le noir et le
blanc. Dans "Cancer and Drugs", il s'adresse à un
certain Marc, celui-ci est un autre lui-même, une projection.
C'est peut-être pour cela que Philippe me parle de Gilles
"qui fait de l'Aïkido et qui joue des claviers dans le
groupe Marc Seberg". Ils partagent l'appart.
Je m'endors dans une pièce rectangulaire aux stores baissés, au
milieu desinstruments de Gilles: synthé Korg, guitare, TEAO 4
pistes à cassettes. Le signal de fin de bande clignote dans mon
cerveau: la touche éveil ne tarde pas à disjoncter. Je m'endors
d'un coup. Dernier flash, derniers cris dans la nuit, sur fond de
"Back to cruelty": un groupe de mecs bourrés, place de
Bretagne, sortant du bar de la Marine, se dessine sous mes
paupières.
Le lendemain, c'est Pinpin, le sax, avec sa tronche de Woody
Allen qui m'a réveillé. Destination le studio DB, là où MdS a
enregistré son premier LP, là aussi où Private Jokes est en
train de plancher. Après un an de répétition et une prestation
remarquée aux Trans, le groupe nantais enregistre son premier 45
T pour Polydor. Sur scène, j'avais été frappé la
personnalité de Gilles Rétière, le chanteur...Private Jokes
compte deux anciens MdS: Pierre Thomas, le batteur, et Arnold
Turboust, le clavier. Pour eux, "Nantes, c'est vraiment le
vide". Au niveau du son, il faut chercher l'inspiration chez
Cure et ses dérivés. Ils veulent chanter en anglais, leur
maison de disque préfère la langue d Téléphone. Alors pour se
venger, ils chantent "Nutchenka" (petite nuit) où le
russe se mêle au français. S'ils tentent d'allier politique et
scientifique dans leurs chansons, les membres du groupe se
situent politiquement en "Bof". Heureusement, l'ANPE
leur laisse tout le temps de répéter ; Private Jokes figure
déjà sur deux compilations-rock: celle réalisée par DB et
Bandes de France, Vol 1. "The Flux" que l'on peut y
entendre, est vieux de un an et a été enregistré dans une
cuisine.
[...].
J'ai retrouvé Gilles, le
guitare-synthé de Marc Seberg dans l'appart de Philippe Pascal.
Le groupe qui existe depuis quatre mois comporte un batteur, Guy,
et Serge, un bassiste qui sait aussi chanter. Serge est l'ancien
bassiste de Frakture dont la prestations aux Trans était plus
que contestable ; deux factions s'opposaient au sein du groupe:
le côté hard et le côte cold. Serge, partisan du cold a
quitté le groupe. Marc Seberg a choisi la formule du trio parce
que sur scène, on a plus la pêche à trois. Pourquoi ce nom de
groupe ? Gilles répond : "Seberg c'est bien une référence
à Jean, quant à Marc, en dehors du fait que c'estun prénom que
j'aime bien, sa consonance est internationale". La musique
de MS est une bouffée d'air glacé et électronique. Grâce au
TEAC quatre pistes à cassettes, tous les trucages sont permis.
Les compositions du groupe n'ont pas de titre, Gilles se repère
aux numéros sur le compteur du TEAC. "Je vais
lentement", dit-il.
Peu importe, c'est peut-être cela le perfectionnisme. Gilles est
aussi un ancien de MdS. Il pratique la Aïkido et est ceinture
noire 1er dan. Quant à Serge, parallèlement à Marc Seberg et
grâce au re-recording, il entreprend une carrière solo sous
l'appellation Sergeï Papaïl. Il compose et écrit en allemand,
parce qu'il est fasciné par l'esthétisme clean d'Outre-Rhin.
"Je veux écrire un scénario pour chaque chanson, c'est la
seule manière de dépeindre vraiment un climat". Véronique
lui donne une froide réplique sur "Mademoiselle
Erika". Deux voix, un sax, un son d'une propreté
anti-calcaire et beaucoup de reverb, Sergeï joue à fondsur les
contrastes.
Sur la porte de verre du magasin de disques où bosse Etienne
Daho Jr, son patron a carrément affiché mon papier sur les
Trans avec la photo. C'est drôle parce que les minettes jettent
un coup d'il à l'article, regardent Etienne, comparent
pour enfin réaliser que c'est le même. Etienne n'aime pas cela,
mais on n'échappe pas à son apprentissage de star. En
l'observant, je songe à sa chanson "Ton cinoche".
"Qu'est-ce qui se passe dans ta tête quelques fois ;
j'aimerais bien être dans ta tête quelques fois. C'est pas que
je cherche la p'tite bête, mais pour moi c'estun vrai
casse-tête et il y a de quoi s'y perdre quelques fois".
Etienne est vraiment un personnage sensible et attachant. Il a
toujours été le "petit frère" des musicos de Rennes.
Pendant sa licence d'anglais, il se cherchait. Et puis, un beau
jour, il est allé voir Franck Darcel avec un énorme paquet de
textes sous les bras...le début de la grande aventure. Etienne
ne connaît pas le solfège ; qu'importe, il trace des traits et
des points sur une portée et crée son propre langage musical.
La chanson d'Etienne que je préfère, c'est "Cow boy".
Il l'a écrite pour un copain, Yvon, qui était amoureux d'une
belle mexicaine, Debbie. Debbie s'est débinée, mais il nous
reste Etienne Daho Jr. Ce soir, c'est mon dernier soir à Rennes,
Etienne a décidé de me faire "tirer une piste", faire
la fête de bar en boîte et de boîte en bar. Normal, Etienne
est un jeune prince de la nuit. Au Pub Gallery, la serveuse vous
marche sur les pieds et vous pousse à la consommation. C'est
vraiment un endroit chic pour friqués chics qui se saoulent à
la bière...chic. Le Picadilly regorge de néo disco kids de 15
ans. Un tequila sunrise de plus et c'est le bar de l'Epée.
Ancien Q.G. de MdS, son juke-box est assez décevant, c'est avant
tout un repère new wave pour voir et être vu. En fait, les
Beaux-Arts a pris la relève de l'Epée parce que du côté
programmation musicale, le barman assure comme une bête. Après
la tournée des bars, on va dîner au Melting Pot, le restau
américano-branché de Rennes. Le décor est superbe : carrelages
de toutes les couleurs et peintures de Manhattan
hyper-réalistes, c'est un chouette endroit pour l'il et
l'estomac. Prochaine étape, l'Espace et ses lasers. Dès son
arrivée, Etienne est enlevé par une bande de
"modernes" (traduire jeunes gens modernes).
[...]
Comme le dit Didier from
Terrapin: "MdS a permis à pleins de groupes de se lancer,
mais çà n'est pas assez. Il faut s'en servir comme tremplin
pour tous les groupes qui peuvent exister à Rennes. Car si l'on
ne permet pas aux autres groupes d'éclore, tout cela n'aura
servi à rien". Didier peut être rassuré, à Rennes les
groupes éclatent de tous les côtés. L'avenir est assuré, il y
a Daniel et Etienne, et puis tous les autres que je n'ai eu le
temps d'aller dénicher.
Gérard Bar-David.
Copyright : Best, 1981