Actuel n°4, février 1980

Les jeunes gens modernes aiment leurs mamans

Remarque prélimanaire : ce célèbre article concerne beaucoup Frank Darcel. Si vous lisez l'interview de Frank que j'ai faite en 1998, cet article est surtout sensationnel, mais plutôt un "bidonnage".

Mds et leurs mamans

(photo : Daniel Jouanneau)

Que peuvent avoir en commun un commandant de gendarmerie, un médecin, un directeur d'école primaire, un vendeur de briquets, un professeur de musique, un spécialiste du contentieux et un photograveur à l'Humanité ? Ils sont les papas des musiciens dont nous parlons : Marquis de Sade, Artefact et Jacno. Ces jeunes gens ont vingt ans, ils vivent chez leurs parents et canalisent toute leur énergie vers le succès. Ils sont originaux et visent la qualité, sans copier l'Angleterre ou les Etats- Unis : une vraie scène française. Comme toutes les têtes de file du rock, ils portent en eux, exacerbées, les contradictions de leur époque. N'oublions pas : au lycée au milieu des années soixante- dix, ils ont subi la retombée du gauchisme, les profs barbus de la gauche, les conformismes de la révolte, Alors, les moins soumis se divisaient en futurs punks, défoncés délirants et dandys décadents. Depuis, ils font passer l'efficacité avant la générosité, l'ambition individuelle avant toute idéologie. Nichés chez leurs parents, ils démodent les conflits de générations. Esthétisme, curiosité, opportunisme adroit et parfois naïf, il s'agit de tout mélanger en restant avant tout réaliste.

Frank Darcel, le scout. Il soigne son image calquée sur l'esthétisme des années quarante. A Rennes, on l'a longtemps pris pour un petit fasciste. Ce n'est pas si simple. Il compose la musique de Marquis de Sade. Ses parents votent socialiste.
Jean Ternisien, l'entrepreneur. Il cherche sa voie en traversant tous les milieux, une démarche qui ressemble à celle des pionniers de l'underground. Il s'amuse avec l'électronique, utilise tous les concepts pour les vendre comme des savonnettes dans un paysage futuriste. Il est guitariste et businessman du groupe Artefact. Son père travaille comme photograveur à l'Humanité.
Jacno, le dandy. Il jette un regard distant et ennuyé sur le monde mais il parle franc et direct. Après deux disques avec le groupe Stinky Toys, il vient de sortir un album solo. Ses parents, catholiques fervents, militent pour l'Eglise.
Malgré leurs différences, Frank, Jean et Jacno appartiennent à la même génération.

Souvenez-vous, à la mort de Sid Vicious, le héros punk crevé d'overdose sous les yeux de sa maman à New York, il y a un an, un quotidien londonien titrait : " Sa mère l'a tué. " L'article prétendait qu'elle fournissait Sid Vicous en héroïne. Au-delà de l'insulte, c'était souligner une complicité nouvelle entre parents et enfants. Tout tolérer pour éviter la rupture. Quel revirement ! Depuis 1955, le rock était le moyen le plus radical de dire " merde " à ses parent.
Aujourd'hui, les musiciens de vingt ans ne recherchent plus l'affrontement. En France, Marquis de Sade, Jacno et Artefact m'ont surpris, d'abord par leur musique épurée, rarement agressive, chargée d'émotions neuves et d'une recherche qui dépasse la simple révolte. Puis dans leur façon de vivre : ils habitent tous chez leurs parents, fouillent les placards de leurs papa pour y trouver des cravates, des chemises et des vestes à leur goût, parlent de leurs projets en famille. Cependant, sous un même toit, chacun vit dans son univers. Marquis de Sade, Artefact et Jacno ont une nouvelle morale qui arrondit les angles : ils veulent gagner de l'argent, ne pas perdre de temps, assurer leur confort. La seule chose qu'ils revendiquent, c'est qu'on les laisse réaliser leurs plans.

" La troisième guerre mondiale, dit Jacno, ça me fait ni chaud, ni froid mais je ne veux pas que ça gêne ma carrière. "
Les parents sont prêts à laisser faire. Mais ils ont encore peur d'approuver. A Rennes, je voulais réunir Marquis de Sade et leurs parents pour une séance de photos en studio. Ca n'a pas été facile.
Dimanche, six heures du soir. Je ne sais toujours pas si le groupe sera au complet devant l'objectif. Le studio vibre, une atmosphère de cocktail.
" Où est le salon de maquillage ? " demande Madame Pascal, la mère du chanteur.
" Je peux enlever mon manteau ? J'ai l'air austère. " dit madame Darcel, la mère du fondateur du groupe. Toutes les mamans de Marquis de Sade sont là. Elles ne s'étaient jamais rencontrées et je fais les présentations. Ravies de faire connaissance. Elles parlent de choses communes : leurs enfants. Aucune n'est réellement convertie au rock.
" Au fond, dit Madame Pascal, les conflits éclatent quand on ne s'aime pas assez. Et puis, les vieux ne font pas d'efforts.
- Il faut que les parents comprennent, renchérit Madame Darcel, que dans ce monde-là, personne n'est responsable du malaise des jeunes. "
Madame Renaud, la mère du guitariste, se réjouit :
" J'étais heureuse de voir mon fils à la télé. Ça a fait plaisir au papa. "
Ce dimanche, dans le studio, les pères manquent. Deux d'entre eux n'ont pas été prévenus. Un autre, commandant de gendarmerie, aurait volontiers coopéré, mais il est retenu par son service. Le père de Frank, médecin, a refusé. Au téléphone, il à été catégorique :
" Je ne peux pas cautionner la voie qu'a choisie mon fils. Je ne suis pas d'accord pour qu'il fasse de la musique. Il est victime de la mode. Cela durera deux moi, trois mois, guère plus. Et après ? Il a laissé tomber ses études. Finie la sécurité matérielle. De quoi vivra-t-il ? Au revoir, Monsieur. "
Quand Marquis de Sade montent sur la scène du Palace sous les lumières bleues, le public, vibre et se rapproche sensiblement de la scène. La chanteur apparaît le premier, son visage blanc tranche sur un costume bleu électrique, ses yeux écarquillés fixent la salle, ses longues mains dessinent des formes dans l'air, c'est étonnant et inhabituel. En France, on n'a pas vu ça depuis longtemps : un groupe qui produit un effet par son intensité et sa sobriété sur scène, des costumes gris et des visages figés de mannequins, l'immense présence du chanteur qui tourne sur lui-même au lieu de sauter dans la salle ou de grimper sur des amplis comme lggy Pop.

Marquis de Sade surprend. Pourquoi avoir emprunté son nom à Donatien-Alphonse-François de Sade, rêveur lubrique et dominateur ? Pourquoi ce rock torturé comme les auto-portraits mutilés de l'expressionniste allemand Egon Schiele ? Pourquoi ce regard schizophrène du chanteur qui déborde de la scène et le poursuit dans sa vie de tous les jours ? Pourquoi ces fantasmes sur l'Est, le mur de Berlin et l'imagerie nazie et militaire ?
Rennes : 205 733 habitants, un maire socialiste. Quand le punk débarque à Rennes en 1976, il trouve une ville de Bretagne, assez triste et installée dans la vague folk. Les fest-noz s'achèvent dans les flaques de bière. Le rock est confiné dans l'horrible salle des Lys, aux murs froids qui sentent la viande. Les misérables concerts ! Frank, le guitariste et principal auteur-compositeur de Marquis de Sade, fréquente Rocky, le premier punk de Rennes. Le soir, avec quinze autres branchés, ils font les nuits de la MJC, au bar, avec musique à fond, bière et joints, ils dérangent les réunions du Groupe des Femmes ou de la Semaine Homosexuelle avec leur son impitoyable, ils essaient de toucher des gens nouveaux mais le folk tient bon. A cette époque, Frank remonte les rues de Rennes en veste de cuir et chaussures pointues. Il prend à rebrousse-poil le look folkeux qui se développe à toute allure : jupes amples et sabots pour les filles. petit gilet noir et barbe nourrie pour les garçons. Les hippies et les folkeux, Frank et ses copains les traitent bien sûr de babas cool. Parfois les babas traversent l'avenue et viennent le bousculer . " Pourquoi tu mets du cuir ? T'es un facho, c'est ça ? " Il répond : " Vous les babas, vous avez inventé le mot flipper, s'angoisser par peur de s'assumer tout seul. Et je n'aime pas vos uniformes : tous en jeans et pull-overs aux genoux. "
Aujourd'hui, Frank s'est choisi un autre uniforme. A vingt-deux ans, c'est un authentique jeune homme moderne. Regardez sa coupe de cheveux bien dégagée sur les oreilles - sur la photo, c'est le deuxième en partant de la gauche - il a toujours soigné ce parfait arrondi, dégarni de la tempe à la nuque. Quand il déplie son mètre quatre-vingt, on perçoit dans ses gestes une légère raideur qui évoque l'allure d'un jeune scout dans la collection signe
de Piste. Il représente tout le contraire de la génération qui avait vingt ans en 1968. A Paris, on n'en voit plus des comme lui. Ils sont ébréchés par la métropole. Frank explique son image pour être plus vrai. Il se force à une rigidité constante pour lutter contre le laisser-aller. Il déteste la drogue : " Je ne veux pas prendre mon pied ; fumer un joint, c'est perdre du temps. Je veux que chaque journée qui passe me fasse avancer. " L'important pour lui, c'est d'être straight et actif. Actif pour faire quoi ?
Son père et sa mère habitent une jolie maison à la campagne, près de Loudéac. Le père, médecin, est arrivé à force de travail à garantir à la famille un standing de vie assez confortable. Tous les enfants ont une voiture. La mère de Frank a longtemps enseigné le français au lycée de Loudéac où elle avait réussi à placer chaque année son fils dans sa classe, pour mieux suivre sa scolarité.
En 1976, Frank habite à Rennes un appartement donné par sa famille. Cette fois, plus personne ne peut le contrôler. La première année de fac le déroute. Il n'aime pas le milieu d'étudiants, où on ne lui parle pas. Dans sa famille, les frères, les sœurs, les oncles, les cousins, suivent des carrières médicales. Le week-end, quand il rentre de Rennes, il a besoin de secouer ce milieu qui lui fait penser à la fac. Il parle de Baader. Le meilleur sujet de provocation, dans cette famille socialiste aisée. Frank ressent un choc esthétique en regardant les photos. A la télévision, il voit Sartre visiter la prison de Stammheim, où sont enfermés les anarchistes allemands. " J'aime Baader parce qu'il est fort, parce qu'il ne transige pas. Ça me fascine, cette rigueur. La force, pour moi,
c'est éviter autant que possible les moments où je me déçois moi-même. " Ses parents ne le comprennent pas, comme plus tard ils ne comprendront pas le rock. La mère de Frank est une socialiste active, maire de Plessala, sa commune natale, où elle a été réélue trois fois
Comprend-t-elle l'attirance de Frank pour les idéologies de domination ? Il se passionne pour l'Allemagne. Il aime bien l'esthétique des uniformes nazis, tout en rejetant le système, monstrueux. Il prétend que l'on peut trouver d'autres formes de régimes purs, il lit Nietzsche et souscrit à sa vision des seigneurs et des esclaves. Dans le néant de la fac de Rennes, il se construit un univers imaginaire de héros : c'est là que passe sa révolte. " Quand tu es seigneur, tu peux exprimer tout ce que tu veux. " Il lit " L'homme révolté " de Camus, il adopte Schopenhauer, le philosophe du pessimisme. Il dit : " Les individus n'existent pas, seul leur vouloir-vivre les fait agir. " Frank fantasme sur la force et la morale. Il imagine une bande à Baader internationale, une race de héros qui aurait la force surnaturelle de changer le monde, puis qui s'auto-détruirait avant que son pouvoir ne l'emmène trop loin. Changer le monde ? " Oui, combattre l'imbécillité, la connerie, la bureaucratie. "
Frank découvre dans le rock une réponse à sa demande. Il n'est pas vraiment violent et il a horreur de la politique. Pas question de rejoindre les groupuscules. Dans le rock, il peut au moins fréquenter des gens intéressants, s'évader de la fac et de l'ennui. Il a écouté son premier disque de rock à seize ans, l'album " Ziggy Stardust " de David Bowie, qu'on lui avait offert, il aime Roxy Music et les Stones, il s'arrache à son univers jazz dans lequel il baignait au lycée, dans un orchestre du foyer. L'idée de monter un groupe lui vient en terminale, quand il comprend, lors d'un concert, le regard unique des filles pour les musiciens qui jouent sur scène : " Ma place est là et pas ailleurs "
II rencontre Rocky, une figure de Rennes en cuirs noirs qui admire Sid Vicious. Rocky cherche des musiciens. Il monte un groupe qu'il baptise Marquis de Sade pour rassembler des individus forts qui iront le plus loin possible dans la révolte individualiste. Il se moque de Frank : " Tu viens d'un milieu trop bourgeois, tu n'es pas un vrai révolté. Moi, je suis fils de prolo. "
Trois mois plus tard, le groupe donne un concert en première partie des Damned à Rennes. Ils laissent la salle en état de choc. Ils recrutent Philippe Pascal, le chanteur, dont la personnalité heurte Marquis de Sade de plein fouet. Il en sort un premier 45-tours, " Henry ", qui fixe l'image du groupe : ils s'habillent comme les musiciens du groupe allemand Kraftwerk sur la pochette de Man-Machine.
Frank connaissait déjà New York quand il part, son disque en poche, se présenter à Richard Hell, l'inventeur du punk et de la nouvelle vague new-yorkaise. A Rennes, on parlait beaucoup de Hell entre musiciens de Marquis de Sade. " Je vais voir à New York les héros du moment ", se dit-il. La première fois qu'il rencontre Richard Hell, le chanteur est trop imbibé d'alcool pour le recevoir. La deuxième fois, il lui donne enfin son disque et il ne se passe rien, sauf dans la tête de Frank. Les groupes français sont complexés depuis que le rock existe, ils hésitent à traverser la Manche ou à se produire sur les scènes de New York. Frank discute avec David Johansen, il se heurte au guitariste de Télévision qui le repousse. Qu'importe : à New York, cette fois, il découvre un style de vie qui le détache à jamais de sa vie tranquille à Rennes. Quand il rentre, il est décidé à abandonner la fac et à jeter sa trousse médicale dans le caniveau.
Il en tire une ligne de conduite : il faut aborder le public d'une façon différente des autres. Dans un concert de rock, deux mille personnes se soumettent à la volonté de quatre musiciens, quelle que soit la qualité de la musique et la sympathie que suscite le groupe. " Nous ne disons jamais merci ou bonsoir, nous refusons la tricherie. Etre sympa avec le public, c'est entretenir le mensonge. " Marquis de Sade fonctionne ainsi depuis le début, mais ils en ont rajouté le jour où ils ont été bombardés par deux cents canettes de bière. Drôle d'amertume : " Mille personnes nous insultaient et cherchaient à nous blesser, sans risque. Nous, nous étions à découvert. "
L'été dernier est décisif ; Frank rate ses examens de seconde année de médecine. Finies les deux vies parallèles, celle de l'étudiant fantôme qui profite de la crédulité généreuse de ses parents et celle du musicien qui répète tous les jours en cachette. Pour la première fois, Frank doit choisir et risquer une explication avec ses parents.
Jusque-là il ne s'était jamais embarrassé de scrupules, cela ne le gênait pas d'être entretenu. Il valait donc mieux négocier un arrangement plutôt que de claquer la porte. Pourquoi se quereller ? La seule bataille qui l'intéressait, c'était d'écarter tout ce qui pouvait menacer sa recherche. Un seul objectif : atteindre au maximum de rigueur dans la musique. Et comme ses parents, assez libéraux, ne lui demandaient jusque-là aucun compte...
Frank savait fort bien vider le frigidaire. Il y a dix ans, on l'aurait traité de parasite ou de petit-bourgeois. Alors, à la fois par souci d'efficacité et par affection, il décide de rester dans sa famille Il adopte la politique du frigidaire.
Au lieu de passer le mois d'août à réviser l'examen de rattrapage de septembre, comme il l'a promis à sa mère, il enregistre un premier album avec les autres membres de Marquis de Sade. Des interviews et des photos publiées dans les journaux : Marquis de Sade passe à la télévision et chante : " Etes-vous prêts à affronter la lumière ? Alors, sautez par la fenêtre de votre vie. "
Frank n'évite pas l'explication Avec son père, impossible. Depuis des années, il fait la sourde-oreille, se réfugie dans la cuisine lorsque Frank passe du rock sur la chaîne hi-fi de la salle à manger familiale. Surtout, limiter l'affrontement. Frank pense que son père lui reproche de ne pas faire assez de sport, de se lever à une heure avancée de l'après-midi, de vouloir abandonner ses études, de ne respecter aucune discipline, aucune valeur dans la vie. Sa mère servira de médiateur entre son père et lui.
Frank profite d'un voyage en voiture pour s'expliquer avec sa maman : il ne veut pas mener une double vie. Il y a dix ans, on ne se serait pas embarrassé d'explications. On serait parti depuis longtemps C'est tout. Frank, lui, a préparé ses arguments plusieurs jours à l'avance et choisit de prendre sa mère de court, sur son côté progressiste :
" Estimes-tu raisonnable de poursuivre une carrière pour laquelle on n'est pas fait ? " demande-t-il.
Gagné. Sa mère répond :
" Non, on ne peut pas t'obliger. "
Finalement son père est soulagé : Frank n'aurait jamais fait un bon médecin, il n'avait pas la vocation.
Est-ce la réconciliation ?
" Non, dit Frank, car nous ne nous parlons toujours pas. Mon père ne s'intéresse pas au rock. Mon désir de réussir lui semble suspect. Il me croit surtout attiré par l'argent. Il ne se rend pas compte de son train de vie car il s'est enrichi progressivement. "
En fait, le père de Frank souffre : cet homme de gauche croit à la solidarité, au progrès né de l'effort collectif, et il s'est battu pour sa carrière de médecin. Les nouvelles valeurs de Frank le déroutent. Partagé entre son caractère autoritaire et ses idées progressistes, il ne peut ni mettre le poing sur la table, ni essayer de comprendre. Alors il se tait.
Aujourd'hui, Frank vient encore d'emprunter cent francs à sa mère. Il espère que le succès de Marquis de Sade lui permettra rapidement de rembourser ses dettes. Mais après tout, quelles dettes ?

[... le reste concerne Artefact et Jacno...].

Par Patrick Zerbib


Copyright : Actuel, 1980